mardi 2 juillet 2013

Le Tour largue les amarres et les contes féériques

L'Australien Simon Gerrans (Orica) remporte l’ultime étape en Corse. Le Belge Jan Bakelants (RadioShack) conserve le maillot jaune. L’occasion, une dernière fois, de rendre hommage à l’île de Beauté et à quelques splendeurs visitées par les coureurs…

Depuis Calvi (Corse).
A bord du bateau-presse, le gigantesque ferry Mega Smeralda,  amarré dans le port de l’Ile Rousse, le soleil perce difficilement les épais carreaux des salons climatisés. Sur l’épaisse moquette feutrée, des bruits de claviers tentent en vain de couvrir les crépitements de France Télévision, imposés en fond sonore par une commodité statutairement sponsorisée dont on se passerait volontiers. Le chronicoeur du Tour, élevé pour aligner les mots mais peu apte aux tangages, ne vit chaque jour que du sprint de la copie, à l’initiale d’une précipitation concurrente de celle des coureurs. L’humeur vagabonde et la plume hésitante, trempée dans l’un des berceaux méditerranéens les plus magnifiés qu’il soit possible de visiter, il fallait donc prendre le temps, avant de quitter l’île de Beauté, de raconter les points les plus saisissants de cette troisième étape, disputé entre Ajaccio et Calvi, susceptibles d’excès de langage.

Du côté des difficultés, les coureurs avaient à affronter quatre montées: le col de San Bastiano (4e cat.), le col de San Martino et la côte de Porto (3e cat.) et enfin le col de Marsolino (2e cat., 3,3 km à 8%), placé judicieusement à une quinzaine de kilomètres du but. Mais avant d’en arriver là, l’échappée du jour, composée de cinq coursiers dont trois français (Gautier, Vuillermoz, Minard), ont parcouru en toute allégresse de quoi frapper leur mémoire capricieuse d’un sceau tellurique et marin. Dès le matin à Ajaccio, pour se rendre au Village-Départ, chacun de leurs pas pouvaient ainsi s’inspirer de la cité impériale, ville natale de Bonaparte devenue française en 1769, soit quelques années à peine avant la naissance du vainqueur d’Austerlitz. Chemin faisant, après avoir humé sous un soleil de plomb les saveurs des feuilletés aux herbes, des beignets au brocciu, de la charcuterie (du moins celle qui reste authentique, de plus en plus rare à trouver même par ici), des fromages de chèvre et de brebis, de miel ou de clémentines, ils ont traversé Sagone (km 28,5), dominé par sa tour génoise, qui donna son nom à l'un des plus beaux golfes de l'île, lieu de départ de randonnées pédestres surréalistes. En arrivant à Cargèse (km 42,5), avec son modeste port de pêche surplombé par deux églises presque jumelles qui racontent l'histoire de cette petite ville, marquée par l'arrivée d'immigrés grecs chassés du Péloponnèse par les Turcs à la fin du XVIIe siècle, le peloton languissait toujours à l’arrière. Pas pour longtemps…

Les suiveurs assoupis assistèrent alors à la première accélération brutale du gros de la troupe, à l’initiative des Saxo-Tinkoff, l’équipe d’Alberto Contador. Immédiatement relayés par toute la Sky au garde-à-vous pour emmener sur un coussin d’air leur leader Christopher Froome. Puis par les Radioshack du maillot jaune, Jan Bakelants. L’impression d’assister avant l’heure à la répétition du contre-la-montre par équipes, prévu ce mardi dans les rues de Nice, et qui ne manquera pas de tourner à la promenade des Anglais (les Sky). Difficile, dans ces conditions de train-fou, de profiter de la traversée de Galéria (km 117) et sa plage de graviers. Et encore moins de goutter à la splendeur des calanques de Piana et leur roche volcanique, merveille incandescente de la côte occidentale, nichées dans une baie en forme de triangle dans le golfe de Porto. Maupassant trouva les mots: «Je m'arrêtai d'abord stupéfait devant ces étonnants rochers de granit rose, hauts de quatre cents mètres, étranges, torturés, courbés, rongés par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule et prenant toutes les formes comme un peuple fantastique de contes féeriques, pétrifié par quelque pouvoir surnaturel.»

Mais stop aux magnificences réjouissantes et touristiques. Dans l’ultime ascension, le col de Marsolino, une montée sèche pour amateurs de grands plateaux jamais avares de sensations fortes, l’échappée matinale trouva sa conclusion terminale sous les coups de boutoir des spécialistes es-puissance. Parmi lesquels s’illustra particulièrement le porteur du maillot à pois, Pierre Rolland (Europcar), dont les jambes de feu, visibles et impressionnantes, semblent annoncer d’alléchantes perspectives d’ici les Pyrénées. Flanqué notamment de Sylvain Chavanel (Omega), revenu de nulle part dans la descente vers Calvi, l’initiative avait plutôt belle allure. Sauf qu’à six bornes de la ligne d’arrivée, l’avant-garde du peloton, pourtant dépouillé comme avant-hier de quelques sprinters vaincus par les pourcentages (Cavendish par exemple), vint régler l’addition par un sprint presque massif. L'Australien Simon Gerrans (Orica) emballa l’affaire en disposant du Slovaque Peter Sagan. Le Belge Jan Bakelants (RadioShack), qui conserve le plus précieux des paletots, s’élancera en jaune depuis le continent. Le chronicoeur, lui, aura déjà largué les amarres et quitté son bateau-presse. Fini la Corse. Place au mal de terre. Etrange, non?
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 2 juillet 2013.]

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