LeMond en jaune. |
Nous ne le savions pas encore, mais la Guerre Froide brûlait ses derniers feux. A la démarcation du rideau de fer, le Mur se fissurait inexorablement. Dans quelques semaines, il allait tomber dans une allégresse universelle qui ne laisserait personne indifférent ni indemne. C’était la fin des années 80 et le cyclisme, plus que tout autre sport, était encore régi par une organisation mondiale radicalement séparée en deux, d’un côté les professionnels (l’Occident), de l’autre les amateurs (le bloc «soviétique»), vivant les uns et les autres leurs carrières respectives sans jamais disputer les mêmes épreuves.
En ce mois de juillet 1989, toutefois, personne ne se préoccupait de géopolitique et de ses éventuelles conséquences sur les futures compétitions internationales. Non, ce qui passionnait les foules et le Peuple du Tour, c’était bien le duel que se livrerait Laurent Fignon et Greg LeMond.
Brisés dans leur élan, les deux champions d’exception avaient vécu des années difficiles. Le premier avait mis plus de quatre ans pour retrouver – quoique imparfaitement – la plénitude de son physique, après une sévère opération à la cheville gauche. Le second avait enfin récupéré la fluidité de sa pédalée, malgré l’accident de chasse, deux ans plus tôt, qui l’avait laissé avec l’abdomen et la poitrine criblés de grenaille de plomb.
Pour le Français, qu’on avait enterré vivant un peu tôt, l’enjeu de ce Tour n’était pas mince. Vainqueur un mois plus tôt d’un Tour d’Italie dont il avait maîtrisé les moindres détails, il était non seulement redevenu le coureur que l’on connaissait, intelligent, puissant et courageux, mais, cette fois, se profilait un éventuel doublé historique Giro-Tour qui lui avait été volé en 1984, ce qui, par la même occasion, le ferait entrer dans la catégorie très restreinte des triples vainqueurs de la Grande Boucle, à la hauteur d’un Louison Bobet par exemple. Lucide, Laurent avait d’ailleurs confessé à son kinési et ami Alain Gallopin, plusieurs mois auparavant: «Crois-moi, 1989 sera ma dernière année pour gagner le Tour.» A bientôt 29 ans, le Parisien savait qu’il vivait une sorte d’apothéose des performances de son corps et qu’il ne devait pas gâcher son ultime chance de grandeur, comme si, avant l’heure, il entrevoyait son inéluctable chant du cygne, malgré l’appui de toute l’équipe Super U (émanation de l’ex-équipe Renault), toujours considérée comme l’une des meilleures du monde avec Rué, Barteau, Marie, Pascal Simon, Garde, Riis, etc., et le soutien inébranlable du sorcier Cyrille Guimard. Dans cette période de grands bouleversements du vélo, dont on sentait bien qu’il mutait irrémédiablement vers autre chose, Guimard avait préservé cette faculté d’adaptation face aux nouvelles générations. Il préparait toujours des plans de travail personnalisés et il lui suffisait de voir rouler un gars pendant un stage pour savoir où en était le coureur en question. Toujours cette science dans le regard et l’analyse des situations. Il semblait tout mettre sous contrôle, même ce qui lui échappait…
Fignon en jaune. |
A quatre jours de l’arrivée, malgré la perte stupide de 14 secondes pour Fignon dans la descente vers Briançon (petit effet, grande cause !) et une bataille homérique entre les deux hommes dans l’Alpe d’Huez (LeMond avait fini par craquer), le Parisien pointait en tête avec près d’une minute d’avance. La victoire lui tendait les bras. Les journalistes avaient déjà rédigé leurs articles à sa gloire. Quand tout s’écroula.
Au soir de l’étape d’Aix-les-Bains, à quarante-huit heures de Paris, Laurent ressentit une vive douleur à l’entrecuisse. Le diagnostic fut sans appel: une profonde induration sous le fessier, à l’endroit du frottement de la selle sur le cuissard… Bouger était pour une souffrance, s’asseoir une horreur. Outre Cyrille Guimard et le médecin de l’équipe, Armand Mégret, personne n’était dans la confidence. Avant l’ultime chrono entre Versailles et les Champs-Elysées, seulement de 24,5 kilomètres, l’inquiétude grandissait. A juste titre. Comment oublier ce qui allait se produire? Comment oublier ce que tout passionné de cyclisme n’oublierait plus jamais?
Fignon lui-même s’en souviendra en ces termes: «Je devais forcer mon moral, qui n’était pas au sommet de sa forme. Mais j’avais pour moi les 50 secondes qui me séparaient de LeMond. J’étais alors intimement convaincu que je ne pouvais pas perdre. D’après mes calculs savants, je savais que l’Américain pouvait me rependre une bonne minute sur 50 kilomètres: pas sur 24,5 entre Versailles et les Champs-Elysées! C’était non envisageable, infaisable.» Il avait eu tort. Dès les premiers coups de pédale, la douleur fut intolérable. Bilan chiffré: Laurent perdait 2 secondes au kilomètre. D’autant que l’Américain avait de nouveau bravé les règlements en décidant de repartir avec son fameux guidon de triathlète, ce qui ne constituait pas un mince avantage, et qui, selon toute logique, aurait dû être interdit par les commissaires de la Fédération internationale dans la mesure où cet équipement révolutionnaire offrait à son utilisateur quatre points d’appui (mains, coudes, fesses, pieds), ce qui était rigoureusement interdit par les règlements…
Fignon s'effondre après le chrono arrivant sur les Champs-Elysées... |
On oublie les longs sanglots et les infinies détresses – pas le souvenir de la défaite vécue comme une injustice. Laurent Fignon ne gagnera jamais son troisième Tour de France et il ne fut, par la suite, que l’ombre de lui-même. Un jour, dans la rue, un homme s’avança vers lui: «Mais je vous reconnais, vous êtes celui qui a perdu le Tour de 8 secondes!» Laurent lui avait répondu: «Non, Monsieur, je suis celui qui en a gagnés deux.» Bien malgré lui, Laurent Fignon était devenu populaire. Grâce à ces huit secondes qui l’avaient pourtant plongé dans les enfers du cyclisme. Huit secondes ou presque rien. Huit secondes pour l’éternité.
[ARTICLE publié dans le hors-série de l'Humanité consacré au Tour de France, juin 2013.]
Article magistral! Quel plaisir de revivre ça...
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