Un sport de violence où naissent les légendes ; un sport de mensonge où sombrent de faux héros. A la lisière d’un monde essoufflé d’avoir trop voisiné avec le désastre, dans l’entr’aperçu des derniers gestes des poètes oubliés qui suivent encore leur chemin à travers champs, Lance Armstrong sait désormais qu’on ne pouvait pas entrer par effraction dans la sacristie du vélo – ci-devant le Tour de France – sans vouloir se soumettre un minimum à ses codes, à ses rites, à ses usages, sans déposer dans la Salle des Illustres le minimum requis pour conjurer les dieux : une forme d’allégeance.
Les initiés le savent: le cyclisme a toujours été un cercle de feu que les mots seuls peuvent verbaliser. Mais Lance Armstrong ne s’est jamais payé de mots. D’ailleurs qu’on ne s’y trompe pas: son histoire n’est pas celle d’un coureur cycliste, mais celle d’une ambition démesurée, née dans les frustrations d’une jeunesse américaine. Juste l’histoire d’un petit gars du Texas, fils unique abandonné par son père biologique, battu par son beau-père, Terry Armstrong, qui lui laissera pour seul héritage ce nom élégiaque de découvreur de Lune, si puissamment américain qu’il n’y manquait qu’un prénom. L’histoire d’un Texan plus débrouillard que la moyenne, aimé par sa mère jusqu’à la déraison, qui très vite n’accepta qu’une posture, une identité: celle du vainqueur, de la gloire et de la réussite à tout prix.
Hormis quelques privilégiés attentifs, qui se souvient sérieusement du jeune coureur professionnel qu’il était quand il débarqua dans les pelotons au début des années 90, traînant derrière lui une petite réputation de «bon triathlète»? D’accord, il fut le plus jeune champion du monde sur route de l’histoire du cyclisme contemporain, mais les circonstances de course, comme son audace de jeune premier, valaient à l’époque toutes les justifications pour croire au coup de chance. Et s’il avait déjà remporté une étape du Tour 1993, à Verdun, quelques semaines auparavant, c’était bien la preuve qu’il n’était rien d’autre qu’un coureur d’un jour. Au mieux voyait-on qu’il ambitionnait autre chose que des accessits. Il ne cachait d’ailleurs pas que le vélo n’était qu’un moyen pour accéder à quelque-chose: «C’était mon boulot, confessait-il, je le faisais bien. C’était un moyen d’atteindre un but, éventuellement de gagner de l’argent et d’être reconnu. Je ne roulais pas pour le plaisir, ni pour la poésie ; c’était mon métier, mon gagne-pain, ma raison d’exister, mais je n’aurais jamais dit que j’aimais ça.»
Ce coureur-là, qui «n’aimait pas» son métier et ne le pratiquait ni par passion du geste ni par goût de la souffrance, apparaissait à ce point limité en montagne et dans les contre-la-montre, qu’on eut de la peine à le reconnaître, en 1998, quand il revînt à la compétition après avoir traversé l’enfer de la maladie. Et pas n’importe quelle maladie. Un cancer des testicules se soigne plutôt bien: à condition de le détecter à temps. Le problème, avec Lance, c'est que les médecins, très tôt, se dirent « très inquiets ». Chimiothérapie, opérations, dont deux au cerveau pour extirper des lésions et des tumeurs qui se baladaient un peu partout. Le désastre était quasi programmé. Certains parlaient alors, sans le lui dire, de cancer «hors de contrôle», en voie de généralisation, aux poumons, à l'estomac. «On avait plus de réserves sur ses chances de survie que sur ses chances de reprendre la compétition», avait expliqué alors son urologue, le Dr Reeves, qui souligna, à plusieurs reprises, sans en dire plus, que dans le cas d'Armstrong la thérapie n'était pas « nocive pour son métier » aussi longtemps qu'il la suivrait… Opéré puis suivi au centre hospitalier universitaire d’Indianapolis par le docteur Craig Nichols et son équipe – l’un des endroits les plus réputés au monde pour ce type de cancer –, Lance s’enfonça dans le combat contre la mort avec un orgueil sans égal. Disposait-il d’un mental hors du commun avant même le cancer ? Ou les souffrances de la maladie avaient-elles développé des capacités insoupçonnées ? Au fond le sait-il lui-même? Et est-ce si important? Dans sa biographie, «Il n’y a pas que le vélo dans la vie» (Albin Michel, 2000), le Texan évoqua longuement son combat contre les métastases et cette « terreur de mourir » durant «une année entière». Il y écrivait: «Je suis un survivant et chaque jour qui passe est un jour gagné.» Et après sa guérison annoncée à la fin de l'hiver 1998, il expliquait lucidement: «Désormais, quelle forme étais-je censé donner à ma vie? Que faire maintenant?» Avant de s’interroger publiquement: «Quelle part ai-je pris à ma propre survie? Quelle est celle de la science ou du miracle?»
C’est justement le problème: dès son retour aux affaires, nous étions sommés de croire au miracle. Il nous revenait métamorphosé, plus fort que jamais, comme remodelé par la maladie. Il avait sauvé sa peau : comment ne pas s’incliner devant de tels mots? Ceux qui osaient alors écrire que le coureur Armstrong, sous l'effet des médications, en partie expérimentales, n'était plus le coureur Armstrong d'avant 1997, devaient se taire. Béatifié, sanctifié par la maladie, le Texan était devenu une icône du sport mondial, un rescapé, un espoir pour tous les malades. Se souvenait-on, alors, qu’avant 1996 et le début de sa maladie, il fréquentait déjà le toubib-dopeur Michele Ferrari? Se souvenait-on que, au sein de l’équipe Motorola, il était déjà le meneur et le donneur d’ordre? Se souvenait-on que, pendant sa chimiothérapie, l’équipe Cofidis, qui l’avait engagé pour deux ans, le congédia sans trop d’égard, et qu’il avait secrètement promis de se venger de ces «Français de merde»?
«Si son histoire est vraie, c’est le plus grand come-back de l’histoire du sport, si elle ne l’est pas, le plus grand bluff», résumait le triple vainqueur du Tour Greg LeMond, très suspicieux envers son compatriote. Mais le public, dont le regard avait changé, reste sourd. Sauf quelques journalistes attentifs et enquêteurs, qui prêchaient dans le vide, personne ne se doutait alors que Lance trompait son monde en construisant sa légende sur le dos des malades – la pire de ses trahisons. Il remportait son premier Tour en 1999. Chacun exaltait sa réussite à la tête de l’US Postal, vantait son destin, louait son courage. Mieux, il venait de gagner le Tour de l’après « affaire Festina ». Il était la pierre angulaire de la reconstruction du cyclisme et donnait à voir «le renouveau» tant attendu. Il trouvait même les mots pour balayer toute suspicion de dopage: «Vous croyez qu’après avoir vu la mort en face je serais assez fou pour jouer avec mon corps?» Allez, c’était si limpide: comment un ex-cancéreux pourrait-il se doper? Franchement, n’était-ce pas tout simplement impossible? Humainement inenvisageable?
Plus qu’un champion, son triomphe sur le cancer et son soutien à la recherche médicale avait fait de lui un héros authentique. Pensez donc: sept victoires de rang dans le Tour de France, la plus belle et le plus dure des épreuves sportives au monde. Des hommes d’affaires le courtisaient, des politiciens lui promettaient une spectaculaire reconversion. On n’avait pas fini d’exploiter son parcours digne d’un scénario de Hollywood, de citer en exemple ce winner au pays des winners. Qu’il s’agisse du suicide de Marilyn, de l’assassinat de Kennedy, du Watergate, de Clinton sucé par Lewinski ou des attentas du 11-Septembre, «les grands mythes américains s’enrobent toujours dans un vaste halo d’incrédulité», comme l’écrit notre confrère de l’Equipe, Philippe Brunel. Avec Lance Armstrong, c’était pareil. Qui savait à quel point il était envoûté par l’image qu’il avait de lui-même, et qu’il était parvenu à imposer au monde entier? En voulant à tout prix la préserver, il l’a détruite plus sûrement que ne l’aurait fait la plus humiliante des défaites, le plus piteux des abandons. Il avait triché. Il avait menti. Ce n’était pas une histoire de sport. C’était celle, que ne désavouerait ni Tom Wolfe ni James Ellroy, d’un rêve américain qui était trop beau pour être vrai.
Un jour la roue a tourné. Il était temps ; mais il était bien tard en vérité… A la tête d’un système fondé sur le dopage massif, l’intimidation et la connivence des hautes instances, l’Américain avait mis le cyclisme sous sa coupe durant plus d’une décennie. Ce n’étaient plus quelques journalistes qui l’écrivaient, mais le patron de l’Union cycliste internationale (UCI), Pat McQuaid, qui le disait face caméra: «Armstrong n’a aucune place dans le cyclisme, il mérite d’être oublié.» C’était le 22 octobre 2012. Et il nous fallut un long moment d’introspection pour mesurer à sa juste valeur le poids des années endurées comme l’ampleur du cataclysme annoncé. Oui, il s’agissait bien du plus grand scandale du sport moderne. Depuis la lecture du rapport de l’agence antidopage américaine (Usada) et ce qu’elle appelait «une conspiration de dopage le plus sophistiqué jamais révélé dans l’histoire», l’ex-idole de juillet était non seulement déchu de tous ses titres, mais il était cloué au pilori, même par ceux qui, jadis, furent ses alliés. Cette fois tout le monde le savait: tel un acteur cynique d’une époque née de la métamorphose des corps par le sang et la génétique, Lance Armstrong avait mis en place «un système mafieux» pour «assurer le secret» sur une organisation gigantesque. Il n’était qu’un revenant de la maladie et cette particularité, rare dans un sport aussi impitoyable avec les organismes, lui offrait du crédit et de la compassion. En somme, le caractère de l’homme importait plus que ses capacités. A la frontière du mystère de la fabrication du mystère de la fabrication des performances, Armstrong n’avait rien d’autre à perdre «que la vie», comme il disait. Sauf à oublier qu’entre-temps un mutant de la biochimie (EPO, hormones de croissance, transfusions, essais thérapeutiques en tout genre, etc.) avait pris la place d’un «simple» sportif, qu’il avait laissé sous lui un corps sans vie, duquel il se vengeait. Le roman était en place. Un roman noir.
Lance Armstrong avait fini par incarner à lui tout seul l’ère de la «globalisation» du cyclisme par laquelle un décalage se creusait entre les coureurs, mutés en figurines de jeux vidéo, et le public, fidèle à l’heure de célébrer sur le bord de la route la mémoire de sa propre histoire. Le Tour de France s’était défait de son caractère onirique pour se convertir en machine à spectacle où l’on pouvait lire l’essence générale du sport: un modèle réduit de l’ultralibéralisme. Célébré par Bush et Sarkozy, par CNN et les télévangélistes, par Nike et Drucker, Armstrong fut le symbole du catéchisme marchand. Non seulement il avait triché avec un mépris sans bornes, mais il avait – volontairement – versé le mythe du maillot jaune dans celui de l’american way of life revisité pour les besoins de l’époque, la gloire, le fric, le consumérisme, le pouvoir. L’exigence de crédibilité du modèle Armstrong n’était qu’une condition subjective de la confiance commerciale qui reposait sur ses épaules.
Comment ne pas croire que quelque chose nous a trahis, dont le dopage sous toutes ses formes ne serait qu’un des avatars? Cette histoire édifiante d’un rescapé capable des pires mensonges ne trouva même pas sa propre conclusion lors du passage aux aveux. Les quelques larmes n’y changèrent rien. Les regrets non plus. Le «oui je me suis dopé» d’Armstrong, restera bien sûr dans l’histoire du sport et de la chaîne américaine CBS. Dans le genre mélodrame façon showbiz, Oprah Winfrey savait y faire. Bien d’autres avant le Texan étaient passés sur le divan de l’animatrice starifiée. Mais c’était trop tard, bien trop tard! Et s’il fallait se réjouir que l’ex-septuple vainqueur du Tour ait enfin avoué sa tricherie, comment ne pas comprendre qu’il s’était soumis à la pression de ses proches et des membres de sa fondation contre le cancer, Livestrong, au bord du gouffre. Le «cas» Armstrong s’écrivait déjà au passé. Car autant l’avouer. Avec quelques-uns (citons prioritairement Pierre Ballester, David Walsh et Damien Ressiot), nous ne tirons aujourd’hui aucune gloire d’avoir eu raison avant tout le monde en combattant le «système Armstrong» en un temps où la glorification de l’Américain était la règle imposée. Durant plus de dix ans, nous n’étions pas nombreux. Tout le monde sait maintenant que le cyclisme, lui aussi, mérite que des journalistes cherchent la vérité et la disent.
[ARTICLE publié dans le hors-série de l'Humanité, juin 2013.]
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