mardi 5 février 2013

Qu'est donc la liberté sans l'égalité?

Quand un conseiller de Matignon s'épanche et parle de la "question sociétale" comme roue de secours... 

Aveux. Les controverses et les sentences lapidaires débordent souvent des cadres préétablis. Il faisait nuit noire, l’autre soir, quand, attablés en plein Paris à l’une de ces terrasses chauffées qui tiennent lieu de dépaysement à elles seules, l’un des conseillers de Matignon se désinhiba un peu à la faveur de quelques verres de saint-joseph. En toute amitié certes, l’homme était quand même là pour le service avant-vente de quelques grands dossiers bientôt traités par le gouvernement. Mais soudain, comme poussé par une force qui le dépassait, il déclara: «Nous sommes dans un grand moment de troubles idéologiques. Pour dire les choses, je crois que nous sommes dominés, dans la gauche gouvernementale, par ceux qui ne jurent que par l’épanouissement individuel et craignent en permanence de voir ressurgir le spectre d’octobre 1917 ou de je ne sais quelle révolution dès qu’on leur parle de collectif ou de lutte des classes.» Étonnés par les mots de notre interlocuteur, plus prompt d’ordinaire à valoriser le moindre consensus qu’à étaler ses propres états d’âme, nous voulions alors comprendre la genèse de son propos. Cuisiné en douceur, il avoua : «Une partie de la gauche est devenue libérale et libertaire. Curieux mélange en vérité, non ? Ce n’est plus par la séparation des pouvoirs qu’elle compte garantir les libertés, mais par l’abolition même des relations de pouvoir et par l’extension infinie selon laquelle chacun de nos désirs s’accompagnerait du droit inaliénable à être satisfait.»
Puis il livra le fond de sa pensée: «Bien sûr, la liberté est désirable. Mais sans l’égalité, elle devient un produit de luxe, accessible au petit nombre : ceux qui peuvent se l’offrir.» Nous buvions du petit-lait (mensonge), quand il ajouta sans sommation, ce qui, dans la bouche d’un homme de l’ombre chargé en particulier des relations entre son premier ministre et le Palais, nous surprit au plus haut point: «Si la question sociétale devient notre roue de secours et est perçue comme une diversion pour masquer nos difficultés en matière économique et sociale, on va droit dans le mur.»

Droits. Loin de nous l’idée de prendre pour argent comptant la confession nuitamment arrosée d’un conseiller rendu affable par la chaleur de la fraternité. Néanmoins, le trouble exprimé en dit long sur les débats internes au Parti socialiste, dont nous parlons trop peu, assurément. Soyons précis: la question n’est pas, ici, de penser et encore moins d’écrire que le mariage pour tous, pour ne prendre que cet exemple emblématique, serait un combat illégitime dans la mesure où il masquerait (très mal d’ailleurs) les défaillances sociales du pouvoir actuel. La République universelle et sociale, telle que nous la concevons, ne découpe pas en tranches ses priorités! Mais reconnaissons qu’avec beaucoup de social, le sociétal passerait mieux et que la notion même d’égalité, en termes de droits nouveaux, aurait pour le coup une valeur hautement pédagogique. Instruits de l’intérêt général, quels citoyens oseraient alors en discuter la nécessité absolue? L’égalité des droits, oui. Avec l’égalité des conditions, l’égalité des chances, l’égalité devant la loi, etc.

Pierre Bergé.
Classes. À ce propos, une interrogation nous taraude depuis quelques jours, alors ne la laissons pas de côté de peur qu’elle ne se transforme en frustration. Vous vous souvenez sans doute de la fameuse phrase de Pierre Bergé, prononcée lors d’une manifestation en faveur du mariage pour tous: «Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui ou l’adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence? C’est faire un distinguo qui est choquant.» Notre question est la suivante: de quoi procède cette association d’idées, qui a pu surprendre, c’est bien le moins, jusque dans les milieux les plus progressistes et même s’avérer contre-productive pour tous ceux qui militent, légitimement, pour le mariage des homosexuel(le)s? Deux solutions. Primo, il s’agissait d’une énorme maladresse de la part de Pierre Bergé, qui voulait user de provocation afin de vanter l’aspiration à la liberté des individus. Secundo, il ne s’agissait pas d’une maladresse mais bien d’une exaltation inconsciente du «marché» au nom d’un libéralisme économique revendiqué par un grand nombre de socialistes (ou proches). Dans le dernier cas, un petit rappel s’impose. Si l’offre et la demande deviennent la norme de toutes nos actions en société, force de travail et corps compris (quelle horreur), il n’est pas inutile de rabâcher un invariant historique: ce sont toujours les dominés qui vendent leur force de travail à la classe dominante. C’est un monde où les riches achètent, donc exploitent, le corps des pauvres. Est-il nécessaire d’avoir lu Marx pour le comprendre?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er février 2013.]

1 commentaire:

  1. Qui de nos jours s'aventurerait à lire les œuvres de Karl Marx, de V.I.O. et d'une façon générale les penseurs du Mouvement ouvrier?

    Notre époque se veut résolument et absolument moderne, décrochée de ce qui l'a enfantée pendant une gestation de 2 millénaires, déconnectée de ce que notre fidèle ami et maître, Cicéron, exprimait dans la formule: "thesaurus rerum omnium, memoria".
    (Pour les non latinistes qu'enfante industriellement notre époque: la mémoire est le trésor de toutes les choses connues)

    Je veux bien: la roue de l'histoire tourne et nous ramène toujours au point de départ. Mais ses enfants le savent-ils?

    PS Il va sans dire que je crois avoir saisi le sens de ce billet.

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