dimanche 20 janvier 2013

Valeur(s): non, la trahison n'est pas la condition suprême du pouvoir

Le fric avant la République ; l’égoïsme avant la solidarité ; la fuite plutôt que la patrie. Drôle de séquence politique au pays de Normal Ier... 

Normal Ier. «La guerre est une chose trop sérieuse pour qu’on puisse imaginer qu’elle n’est que tactique politique.» D’un coup de langue, l’un des proches de Normal Ier a clos la conversation pourtant informelle. Elle s’était bien mal engagée avec l’un des interlocuteurs, qui persistait à affirmer 
qu’«aucun cap n’était clairement fixé» par l’exécutif et que la «politique de compromis» ne pourrait «jamais réussir» dans une «nation» comme la France «successivement jacobine, bonapartiste, gaulliste» et finalement «toujours dans l’illusion prérévolutionnaire» et que, selon lui, la ficelle d’une guerre «était un peu grosse pour ressouder les Français». Chacun se demandait où voulait en venir ce provocateur lamentable. Sauf à oublier qu’il s’agissait d’un journaliste du Figaro

Solution. Jusque-là, le débat avait conservé pour périmètre les décisions économiques et sociales. Au détour d’un désaccord sur la fiscalité, la question des «valeurs» était même venue s’inviter autour de la table. Pourquoi pas. Il fallut d’abord écouter les élucubrations de quelques ultralibéraux assez droitiers, faisant l’éloge des frontières tout en défendant les caprices des élites atteintes de financiarisation globalisée, avant que le nom de Depardieu soit de nouveau prononcé. Nous n’en sortons pas. C’est alors qu’un conseiller de Normal Ier a tenté de justifier le «report dans le temps» de la taxe à 75%, car trouver une «solution juridique pour faire payer les riches» n’était finalement «pas si simple». La bonne blague.
Comme si les membres du Conseil constitutionnel, qui ont censuré ladite taxe, étaient légitimes pour examiner «le caractère confiscatoire» d’un superimpôt et définir des taux d’imposition jugés «acceptables» ou non! Rappelons qu’à partir de ce principe, un certain Roosevelt, bien connu pour son gauchisme, n’est-ce pas, aurait été condamné à la prison ferme pour avoir imposé les riches états-uniens à 90% durant sa présidence!

Depardieu. Et puis soudain, nous n’avons pas pu nous empêcher de suggérer que la pathétique évasion de Depardieu et les commentaires qu’elle a engendrés avaient quelque chose à voir avec une évidente crise des valeurs et des repères. Car de quoi cette «affaire» est-elle le signe? De symptômes graves: le fric avant la République ; l’égoïsme avant la solidarité ; la fuite plutôt que la patrie. La droite a transformé ce déserteur fiscal en héros suprême. Et un grand nombre d’artistes, tous confondus, grands et minables (Deneuve, Luchini, Gad Elmaleh, Bardot, Élie Semoun, Debbouze, Lanvin, etc.), ont défendu leur Obélix comme s’ils protégeaient leur classe, crachant sur la France sans s’en rendre compte et tombant à bras raccourcis sur Philippe Torreton – dont ils connaissent visiblement bien mal le talent d’acteur et la carrière au théâtre –, coupable d’avoir flingué notre Gégé. Au passage, nous remercions Torreton d’avoir eu au moins le courage de sauver l’honneur!
Philippe Torreton.
Mais que se passe-t-il dans ce pays? Le fond de l’air idéologique a-t-il si peu changé depuis la chute de Nicoléon que nous soyons obligés de rappeler que, en d’autres temps, le simple fait de fuir la France pour des raisons fiscales, et par temps de crise de surcroît, aurait soulevé une vague d’indignation submergeant tout autre discours libéral. Oui, en d’autres temps, le peuple et les élites réunis auraient cloué au pilori un artiste, fût-il Depardieu, refusant de payer ses impôts, renonçant à sa nationalité, récusant sa patrie et s’exilant là où l’on sait…

Trahison. Et que font les conseillers du Palais? Au mieux ils composent, au pire ils se taisent. Sans doute devraient-ils lire le livre de l’économiste Bertrand Rothé, intitulé "De l’abandon au mépris", publié au Seuil, qui nous plonge dans les racines contemporaines du Parti socialiste. De «l’amour contrarié» d’un certain 10 mai 1981 à la conversion assumée au libéralisme, sans oublier le sacrifice de la Lorraine ou le référendum sur Maastricht et les traités européens, Bertrand Rothé a trempé sa plume non dans la seule amertume d’un parcours proche du désenchantement, mais dans les faits, dont l’énumération finit par donner le tournis. S’appuyant sur de nombreux travaux et refusant néanmoins de clore le chapitre, Rothé se demande ce que sont devenus les socialistes en trente ans. Dans la préface qu’il donne à cet ouvrage, l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat parle de «trahison sociale, économique et morale». Il écrit à propos du début de quinquennat: «Le temps est à l’hiver, au gel. (…) Le coryphée du patronat a su se faire entendre de façon bien plus efficace que les smicards qui avaient voté socialiste.» Et en exergue, il cite Jaurès: «Non! La trahison n’est pas la condition suprême du pouvoir. Elle n’est pas la loi souveraine des démocraties.» Pas mieux.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 janvier 2013.]

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