Angot. «La voiture démarre. Sur les lauzes, qui recouvrent les toits, il y a peu de neige.» Il faut attendre longtemps avant la première éclaircie littéraire. «Ça, ça renforce l’impression d’être dans un endroit hors du monde, à part, et que les vies sont différentes.» Patienter de longues, très longues minutes, dans notre progression, avant la toute première respiration des mots, offrant le moment de répit tant attendu à force d’être restés à bout de souffle. «Il n’y a rien. Pas un rideau qui s’ouvre, pas un visage, pas un enfant, pas un vieillard.» Comme si, enfin, nous venions d’ouvrir une fenêtre pour brasser l’air d’un coup de vent favorable et réparateur. «Il n’y a personne en vue sous cette gamme de gris nuancés à l’infini, en harmonie avec les nuages, nimbés par la lumière céleste qui les transperce.» Nous sommes à la page 58. Il y en a 137 en tout. Peu – et beaucoup à la fois. La lecture du dernier livre de Christine Angot, Une semaine de vacances (Flammarion), est l’une de ces épreuves journalistiques contraintes – quoiqu’un peu tardive – qui laissent des traces indélébiles. De l’ordre de l’indicible. Quelque chose que nous ne savons immédiatement classifier en toute sincérité.
Excitation. Écrit, paraît-il, en deux semaines du côté de l’auteur, destiné à être lu en deux heures du côté des lecteurs (trois heures en vérité, en comptant les pauses salvatrices), le livre de Christine Angot reprend donc le récit de l’Inceste (Stock, 1999) pour mener une expérience d’écriture grave (dans tous les sens du terme), radicale (pour le lecteur non préparé) et dangereuse (quant au procédé littéraire). Comment résumer cette histoire de pédophilie ou d’inceste – allez savoir – pour que chacun puisse, en son âme et conscience, accéder à ce texte en pleine connaissance de cause?
Romain Gary ne disait-il pas qu’un vrai roman est impossible à traduire en quelques lignes, car «en rendre compte sous une forme autre que celle que son auteur a choisie revient précisément à défaire ce que celui-ci a voulu faire»? Ce bref et furieux texte d’Angot entre dans cette catégorie. Le bloc-noteur (prudent) pourrait dire à ses lecteurs qu’ils se fassent par eux-mêmes leur opinion, après l’épreuve effarée du récit, se jetant dans ces mots comme à corps perdu, sans aucune précaution ni présupposé. Ainsi percevraient-ils seuls un terrible malaise les étreindre, qu’ils soient hommes ou femmes. Hommes: vous oscillerez immanquablement et quoi que vous fassiez entre l’excitation malsaine (parfois physique) et le rejet évident d’une telle mécanique implacable. Femmes: vous hésiterez entre le dégoût rapide et le haut-le-cœur consommé, qui s’achèvera pourquoi pas dans la cuvette des chiottes.
Monologue. La romancière raconte la perversion sexuelle sans tabou, sans forme ni prudence. L’inceste et/ou la pédophilie sans détours mais dans tous les détails. Nous savions à quoi nous attendre? Dites-vous que c’est encore pire… Non pas parce que le sujet en lui-même, l’inceste supposé, soit non racontable en tant que tel, mais bien parce que les détails relatés par Angot n’en finissent plus, écœurants à l’extrême, juxtaposant le viol physique (violent dans sa froide répétition maniaque) au viol mental (encore plus violent car «explicable» intellectuellement sur des esprits en position de faiblesse, par exemple des enfants). Dans ce texte, Angot va jusqu’au trouble suprême: à aucun moment, du moins il nous semble, il n’est explicitement dit que l’homme en question est le père de la fille ; et nous ne connaîtrons jamais l’âge de cette fille, même s’il lui parle comme à une enfant tout en la traitant comme une adulte consentante (ce que son attitude laisse supposer). Cette confusion voulue (n’en doutons pas) n’est pas seulement gênante, elle est insupportable. Pendant des scènes de fellation ou de sodomie, l’homme lui dit à plusieurs reprises : «Dis-moi: “Je t’aime papa”» (dès la page 42). Et puis bientôt, il évolue: «Dis-moi: “C’est bon papa”.» Voilà, rien de plus, rien de moins. Et surtout pas de pénétration vaginale, car elle «ne le veut pas» et lui dit respecter au plus haut point sa virginité. Sauf bien sûr quelques doigts, un, deux, trois, quatre. Mais attention: «Il ne veut rien faire qu’elle ne désire vraiment.» L’homme dans toute sa splendeur, intelligent et machiavélique pour parvenir à sa jouissance, un personnage «complexe» diraient certains, pervers au plus haut point quand il assène que «c’est pour son plaisir, à elle» qu’il fait ça, qu’il «l’initie». Grâce à lui, l’enfant devient femme. Lui, l’obsédé du sexe, insatiable. Lui, l’homme et sa poupée qui dit oui. Lui et son long monologue. Lui et son auteure. Lui et nous… Question. Christine Angot a-t-elle, oui ou non, décidé à son plus grand profit de remettre le couvert et de retourner à l’inceste en général, donc le sien, qu’elle nous demande d’observer sous toutes les coutures depuis quinze ans, depuis toujours, en somme depuis trop longtemps?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 novembre 2012.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire