-Le titre de votre dernier livre, Ce que savait Jennie, porte l’écho d’une œuvre célèbre d’Henry James, Ce que savait Maisie…
Gérard Mordillat. De Maisie, Henry James écrit, je cite de mémoire: «Le destin de cette petite fille était de comprendre bien plus que toute autre petite fille n’avait jamais compris avant elle.» Je dirai exactement la même chose de Jennie. De treize ans à vingt-trois ans, c’est cette extraordinaire compréhension du monde que le livre raconte à travers les aventures de sa vie…-Quelle est la situation de Jennie?
Gérard Mordillat. Sa situation familiale est éclatée. Jennie vit avec Olga, sa mère, et Mike, le compagnon de celle-ci. Mike n’est pas son père, il est celui de Malorie, une autre fille, qu’il a eue avec Olga. Jennie considère Malorie comme sa sœur et plus encore comme son enfant puisque c’est elle qui s’en occupe du matin au soir. Sur le plan géographique et affectif, je dirais que Jennie vit dans une grande solitude et un grand isolement. Mike travaille dans le bâtiment, part tôt et rentre tard, Olga travaille en usine, la maison qu’ils habitent est à peu près au milieu de nulle part, entre une route et une voie de chemin de fer. Pour autant, nous ne sommes pas dans le quart-monde. Tout le monde travaille, la famille est logée, ils ont de quoi manger, de quoi s’habiller, Jennie et Malorie sont scolarisées. C’est une situation modeste, celle de bien des familles en France ; une situation que certains, à droite, n’hésiteraient pas, j’en fais le pari, à décrire comme «privilégiée»…
-Quelle a été la construction de ce livre?
Gérard Mordillat. En écrivant ce livre, j’avais en tête un opéra en quatre actes ou un chant à plusieurs voix, la Force du destin, de Verdi, ou les Kindertottenlieders (le Chant des enfants morts), de Mahler. Acte I. Juillet 2000, Mike, le beau-père de Jennie, fête ses quarante ans avec ceux du chantier et sa famille.
À la fin du repas, avec la moto de trial qu’on vient de lui offrir, il tente un truc insensé : sauter au-dessus des rails de chemin de fer. Il se tue. Acte II. Trois ans plus tard. Olga, la mère de Jennie, vit désormais avec Slimane dont elle a eu deux autres enfants. Une nuit, par un appel téléphonique de la gendarmerie, Jennie comprend que sa mère s’est tuée en voiture avec son nouveau compagnon. Quelle est sa situation ? Elle a seize ans, pas de famille, pas de revenus. Si la gendarmerie arrive, elle, ses deux sœurs et son frère seront séparés. Elle prend donc la décision d’aller se cacher en forêt, espérant que son petit ami – le fils du garagiste – viendra les chercher et les emmènera le plus loin possible jusqu’à ce qu’elle ait dix-huit ans. Hélas, ce n’est pas le petit ami qui arrive mais la police et les enfants sont séparés. Acte III. Jennie a vingt-trois ans, elle revient pour la première fois dans la maison où tout a commencé sept ans plus tôt. Jennie a des comptes à régler et deux sœurs et un frère à retrouver. Elle a vécu en foyer puis dans la rue, dans les squats, elle est devenue «une dure» à qui les larmes sont interdites. Pour l’apprivoiser, la civiliser, un éducateur lui a fait lire Ce que savait Maisie, remplaçant dans le texte «Maisie» par «Jennie» chaque fois que le nom apparaissait. Jennie est ce chat sauvage qui, paradoxalement, est aussi la meilleure lectrice possible de James ! Acte IV. Jennie, toujours en quête de son frère et de ses sœurs, rencontre Quincy, un acteur, lui aussi animé par un grand dessein : faire demander pardon à ceux qui ont poussé sa mère au suicide. À partir de là, les vies de Jennie et Quincy seront liées «à la vie, à la mort» et le récit devient une sorte de Bonnie and Clyde contemporain, comme me l’a fait remarquer un lecteur… Je me garde bien de vous raconter la fin!
-Ce texte d’Henry James, Ce que savait Maisie, a compté dans votre propre vie?
Gérard Mordillat. J’admire beaucoup ce texte. Ce personnage de Maisie est l’un des plus beaux que James ait jamais écrits. J’ai toujours gardé ce livre auprès de moi, avec un autre de James, l’Image dans le tapis, qui théorise ce que devraient entendre tous les critiques: l’important n’est pas de savoir «ce que ça signifie» mais «comment c’est écrit», quelle est l’image dans le tapis, l’image invisible qui est l’âme du livre. Avec Jennie, quelle est donc l’image dans le tapis? Le livre débute en l’an 2000. De quoi parle-t-on? De savoir si ce sera la fin du monde. Vieille angoisse, depuis la nuit de temps, comme la grande peur de l’an 1000. Avec sa moto, Mike est un chevalier de l’apocalypse, l’ange de la mort qui annonce le jugement. Le jugement sera prononcé et tous seront condamnés. Tous, sauf Jennie. Parce que l’amour qu’elle porte aux enfants, l’amour qu’elle exprime dépasse toutes les lâchetés, toutes les horreurs, toutes les compromissions du monde dans lequel nous sommes. Car, vous l’avez compris, Jennie parle du monde dans lequel nous vivons, ici et maintenant, en 2012, un monde de conflits sociaux, de chômage, d’exclusion, de précarité, dans ce qu’il faut bien voir comme une apocalypse sociale et économique. Le dernier mot de mon roman est «injuste». Ce que savait Jennie est un livre qui s’érige contre les injustices, toutes les injustices.
-On a pu lire çà et là que vous aviez abandonné «la grande fresque sociale»… C’est évidemment une plaisanterie?
Gérard Mordillat. Les journalistes et les commentateurs – je n’ose pas dire les «critiques» – se sont en effet étonnés que je puisse écrire un livre de 222 pages après avoir publié des livres de 700 pages… Je crois qu’ils confondent littérature et commerce de détail. Non, je n’écris pas des livres au poids, je ne travaille pas à la ligne! Seule la nécessité du récit m’importe. Le fait que le livre ne fasse «que» 222 pages n’a rien à voir avec je ne sais quel renoncement. La différence est que, contrairement à mes trois précédents livres qui parlaient de luttes collectives, Ce que savait Jennie est une histoire individuelle, c’est un coup de feu dans la nuit. Mais fresque ou pas fresque, pour qui veut bien lire, le personnage de Jennie est directement dans le prolongement de Dallas, des Vivants et les morts, de Gigi ou Mado, dans Notre Part des ténèbres, de Djuna, dans Rouge dans la brume. C’est leur sœur, leur fille, leur semblable.
-Jennie est donc une porte-parole des classes populaires?
Gérard Mordillat. Porte-parole? Non, car le temps du livre Jennie agit seule – comme me l’a soufflé une amie suisse: «La souffrance est un chat sauvage» –, mais populaire oui, solidaires en tout temps et en tout lieu de ceux qui sont comme elle victimes des injustices dont le quotidien est tissé.
-Une solidarité que partage Quincy?
Gérard Mordillat. Quincy fait l’éducation de Jennie en faisant une critique politique de l’individualisme. La fameuse phrase de Margaret Thatcher: «La société n’existe pas, il n’y a que l’individu et sa famille», prononcée il y a des années, le révolte toujours autant. Quincy fait le constat que les grandes luttes collectives disparaissent ou s’affaiblissent. Il veut faire de sa solitude une force ; seul, il est invisible et il peut agir. En somme, il veut retourner l’arme de l’individualisme contre ceux-là mêmes qui le décrivent comme l’état auquel l’homme moderne doit aspirer.
-C’est un anarchiste?
Gérard Mordillat. C’est un révolutionnaire, celui qui allumera la mèche ou le premier brandira la hache!
-Un livre comme celui d’Henry James peut-il aider à élever sa conscience dans un parcours de vie, comme c’est le cas pour Jennie?
Gérard Mordillat. Les livres ont cet avantage sur toutes les autres formes artistiques qu’ils inventent des lecteurs intelligents et, en inventant ces lecteurs, ils aiguisent leur conscience. C’est une évidence ! Je ne crois pas qu’un film soit capable de cela, ni un tableau, aussi génial soit-il… Je ne vois que le livre pour produire un tel effet. Parce que le livre est aussi un autre nous-mêmes, comme Maisie invente une autre Jennie. C’est une banalité de le dire, mais on se lit soi-même dans un livre. Et en se lisant soi-même, on peut à nouveau porter un regard critique sur les autres, l’économie, la politique. Un roman dont l’héroïne est une jeune femme du peuple, un roman porteur de récit, de savoir, de mémoire, a donc une place extraordinaire, car il permet au lecteur de se réinscrire dans une histoire dont on voudrait aujourd’hui le chasser, l’histoire des luttes sociales par exemple, d’y prendre place et d’observer le monde d’un point unique.
-Dans un monde où l’image domine, n’est-ce pas en contradiction avec le cinéaste Gérard Mordillat?
Gérard Mordillat. Pour moi, le cinéma est encore à un stade infantile. Sur le plan artistique, il demeure dans la suggestion du roman et du théâtre – et du pire théâtre d’ailleurs. Le cinéma ne parvient pas à se dégager de cette tutelle. Et sur le plan économique, sa situation financière ne fait qu’accentuer cette dépendance. Il vit sous la coupe des filiales cinéma des chaînes de télévision dont on ne peut pas dire qu’elles brillent par l’audace et le courage. Quand on pense au cinéma français des années 1970, on voit qu’il y avait alors un goût de l’expérience, une liberté de ton, d’approche, qu’il y avait l’art et la manière comparé aux académismes contemporains.
Comment le cinéma pourrait s’arracher à ce stade infantile ?
Gérard Mordillat. En s’affranchissant de la dictature du sujet ! Le sujet n’a d’importance que pour ceux qui pensent le cinéma comme des clercs de notaire à qui l’on doit montrer patte blanche : dire de quoi ça parle, qu’est-ce que ça veut dire, comment ça peut se résumer en une formule publicitaire ? Jean-Luc Godard a beaucoup cherché, expérimenté, dynamité tout ce qu’il tournait pour s’arracher au sujet ; mais Godard est hélas sans postérité. Godard lui-même disait de son cinéma qu’il tournait des «essais». Aujourd’hui, je ne vois plus d’essais sur les écrans mais des films au carré comme les carrés Hermès, un cinéma bourgeois, fait par des bourgeois, pour les bourgeois. L’académisme et le conservatisme triomphent, salués comme le grand style. Il n’y a que le cinéma documentaire qui s’aventure encore dans la quête d’un cinéma qui ne devrait rien à personne, qu’à lui-même.
-Vous parlez d’une espèce de régression. Est-ce dû à la pression financière ?
Gérard Mordillat. Oui, c’est évident. L’académisme du cinéma français contemporain est la conséquence directe d’une situation économique et politique qui fait que la peur, qui domine tous les points de vue, pousse à se rattacher à ce que l’on considère comme des valeurs sûres. La première valeur sûre, c’est le scénario, qui à lui seul agit comme un contrat d’assurance garant du sujet. La deuxième valeur sûre, ce sont les acteurs. On prend et reprend toujours les mêmes, non pas parce qu’ils sont les meilleurs mais parce qu’ils rassurent comme l’or sous le matelas.
-Avec les Vivants et les Morts, vos lecteurs ont souvent dit que vous aviez eu une intuition presque «prophétique» en annonçant des drames sociaux épouvantables. Question simple: à quoi sert l’écrivain Gérard Mordillat, en 2012, alors que la gauche est arrivée au pouvoir?
Gérard Mordillat. Un écrivain sert à lire le monde autrement et surtout à ne jamais renoncer à l’esprit critique. Le fait que la gauche soit arrivée au pouvoir – je nuance: que les socialistes soient arrivés au pouvoir – ne change à rien à mes yeux. Nous ne devons pas renoncer à notre esprit critique et ce serait aussi vrai si Jean-Luc Mélenchon était président. La vraie parole d’opposition, celle qui doit être tenue sans relâche, doit l’être en France par les romanciers, par les poètes, par les dramaturges, parce que la majorité du personnel politique est soit muette, soit complice. La liberté de l’artiste doit s’exercer partout où se révèle une injustice : plans de licenciements, délocalisations, gel des salaires, situation des travailleurs sans papiers, place des Roms dans notre société, question des retraites, notamment celles des femmes, rétablissement des services publics… Je m’arrête, la liste est trop longue. J’ai voté pour François Hollande au second tour mais je suis atterré par la politique qu’il conduit et que conduit son gouvernement, reprenant à la lettre le credo néolibéral du gouvernement précédent. J’ai voté pour François Hollande sans me faire d’illusions mais, hélas, tout ce que l’on pouvait craindre de pire est en train de s’accomplir. Aujourd’hui, le marquis de Sade crierait avec moi: «Socialistes encore un effort pour être de gauche!» Alors je m’interroge: y aurait-il une malédiction qui pèse sur les gouvernements socialistes et les pousse toujours à gouverner plus à droite?
[ENTRETIEN publié dans l'Humanité du 12 octobre 2012.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire