Depuis Paris.
«Il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter que les gens s’intéressent à moi.» À défaut de toujours se frayer une place en Sagesse pour concurrencer les Illustres, le cyclisme permet de lire les âmes humaines les moins dépliées. «Je ne l’ai jamais vraiment accepté.» Bradley Wiggins s’exprime un peu plus intimement qu’à l’accoutumée, mais une part de sa substance semble encore enfouie en lui, loin, très loin des contingences ordinaires. «Je crois que ça remonte à ma jeunesse, les professeurs à l’école et tout ça, j’étais un peu solitaire et je me demandais toujours pourquoi ils se souciaient de moi.» Les mots à faible volubilité disent la vérité nue. «C’est un sentiment général, c’est difficile à expliquer.» Avec sa façon virtuose d’effleurer l’émotion, Bradley laisse enfin parler les silences. C’est tout un mystère que l’accession d’un gamin londonien à la Légende de Juillet, lustrée par l’épaisseur du temps.
Le chronicœur examine attentivement le héros, ennobli par ce paletot jaune qu’il a longtemps cru trop vaste pour lui au point que, par moments, durant trois semaines de domination pourtant incontestée, nous avons cru que l’onde néfaste des événements pouvait encore traverser ce corps frêle en action.
Bradley Wiggins a trente-deux ans, il mesure 1,90 m et affiche 68 kg sur le vélo qu’il maltraite de moulinets de grand échalas. Derrière cette silhouette de cristal, qu’un Bernard Hinault aurait brisée d’un seul coup de vent dans une ligne droite, nous sentons l’ampleur des privations comme l’acceptation d’un sacrifice consenti à l’obsession: devenir le premier Anglais à remporter le Tour de France. Pour y parvenir, au sein d’une équipe Sky surpuissante et taillée pour ses besoins, Wiggins a consenti un travail de stakhanoviste poussé aux limites de l’acceptable, perdant au moins 10 kg, jusqu’à enfiler le costume de vainqueur au détour de trois victoires fondatrices, Paris-Nice, le Tour de Romandie et le Dauphiné. Pour le contraindre à une rigueur totale, le team Sky, depuis deux ans, a donné carte blanche à Tim Kerrison, que les équipiers de Wiggins appellent le Négrier. Et que disait Kerrison de Bradley avant le Tour? Ceci: «Son implication est fantastique. Des athlètes avec lesquels j’ai travaillé, il est l’un des plus “domptables”.»
Témoin direct d’une époque de métamorphose des corps et de fabrication d’hommes-machines à performer, dans un contexte de mondialisation propre au modèle anglo-saxon, Bradley Wiggins, soyons honnêtes, a couru exactement comme il le devait pour parvenir à dompter un profil dessiné pour ses jambes de rouleur hors normes : plus de 100 kilomètres de contre-la-montre et très peu d’arrivées au sommet. Avec les absences conjuguées d’Alberto Contador (suspendu) et d’Andy Schleck (blessé), tout juste a-t-il été perturbé par la comparaison avec son équipier de luxe, son compatriote Christopher Froome, vingt-sept ans, visiblement plus agile en montagne que son aîné. Assisterons-nous prochainement à une passation de pouvoir ? Wiggins répond sincèrement: «En 2013, ça pourrait être Chris, pas de problème.» Mais le patron des Sky, Dave Brailsford, refuse pour l’heure d’évoquer l’hypothèse: «L’équipe est forte et on reviendra l’année prochaine pour faire la même chose. Ce n’est que le commencement. Pour Sky comme pour Bradley.»
Et Bradley, lui, que dit-il de tout cela et de lui-même? Le premier pistard champion olympique à s’imposer dans le Tour, qui a grandi à Kilburn, quartier populaire du nord-ouest de Londres, branché mods et vélo depuis l’âge de douze ans, veut d’abord penser à sa propre trajectoire, lui le fils de Gary, ancien coureur de Six Jours qui a quitté sa famille pour rentrer en Australie alors que Bradley était tout petit (1). Avec la sincérité qui le caractérise, il confesse par exemple: «Je ne retourne jamais là où j’ai grandi. Je n’ai jamais vraiment aimé l’endroit, et je ne me sens pas à l’aise là-bas. Je n’avais pas un gros groupe d’amis que je pourrais avoir envie de revoir. Un jour, j’ai donc quitté Londres, définitivement, pour m’installer dans le nord du pays, dans une ferme. J’aime être isolé et couper les ponts, vivre au milieu de nulle part. Je n’ai jamais aimé être comme “tout le monde”, m’intégrer à des modèles obligatoires…»
À propos de modèles. Le chronicœur, jamais rassasié par les années de routes et les dizaines de milliers de kilomètres à scruter l’évolution des mœurs cyclistes (n’en déplaisent à certains !), se refuse au sourd agacement d’un scénario de trois semaines assez peu passionnant. Pendu au coup de l’onirisme parfois surgissant, il reconnaît néanmoins la nécessité d’invention et d’innovation, histoire de violenter quelques modèles imposés. Le directeur du Tour ne le cache pas: «Nous avons changé d’ère, dit-il. On préfère une sélection par l’avant que par l’arrière, mais on ne peut reprocher à Sky son souci du détail et du travail incroyablement soigné. Les coureurs avaient magnifié le parcours de 2011, mais n’ont pas complètement utilisé celui de 2012. J’attends au Tour 2013 des gens qui tentent, et que ce ne soit pas un vœu pieux cette fois.» Cette année, Wiggins a créé un style sous l’égide de la domination passive. L’an prochain, le Tour fêtera sa centième édition, avec un départ inédit en Corse: souhaitons que ce ne soit pas la seule audace…
(1) Il est mort en 2008, en Australie.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 juillet 2012.]
De la part d'un journaliste de gauche, j'attendais un esprit bien plus critique devant cette pantomime de course dominée par une équipe de robots pédalants.
RépondreSupprimerIl suffit de regarder "l'indice de suspicion de dopage" des coureurs de l'équipe SKY ( c'était au départ du Tour 2010) pour comprendre à quelle troupe on avait affaire.. Et ce fameux toubib, qui fut aussi celui de la mémorable équipe Rabobank du Tour 2007 ( Rasmussen, Dekker, souvenez-vous..), ils l'ont recruté pourquoi, les trés organisés patrons de SKY ??
Wiggins qui perd 10kg et conserve sa force dans les chronos ?? Normal. Froome qui surgit du néant et fait péter les Watts dans la Vuelta ?? Normal. Porte, grimpeur moyen chez le Docteur Riis ( le Porte du Docteur SKY aurait gagné le Giro 2010 )est un peu devenu ce que Vandenbosche était pour Merckx ?? Normal.
Bravo à Jean-Louis Le Touzet et Antoine Vayer, et pour le reste, que la france est belle !!
Moi je dis merci au "chronicoeur" pour son talent et son engagement à la fois dans le cyclisme et dans le vrai cyclisme "propre". Le Touzet, dans libé, ne renvoie que du cynisme vis-à-vis du vélo derrière sa manière de prendre les choses à la rigolade, c'est détestable, vraiment détestable. Au moins Ducoin aime le vélo pour de bonnes raisons. Et il n'a pas manqué de critiquer la course et les Sky durant tout le Tour!
RépondreSupprimerJED écrivait déjà sur le dopage que le journaliste de Libé n'était même pas encore journaliste !!! Relisez les archives, cher ami, et n'oubliez pas que Vayer a été chroniqueur dans l'Huma bien avant de l'être dans Libé et Le Monde...
RépondreSupprimerPATRICIA
Je suis bien d'accord, le journaliste de Libé, depuis des années, est là pour détruire le vélo, qu'il n'aime pas du tout. La moquerie permanente est un contresens historique, et c'est, surtout, renoncer à changer le cyclisme - celui qu'on aime. Au moins, Ducoin n'est jamais tombé dans ces travers, même si, certaines années, il y est allé fort aussi...
RépondreSupprimerComme la passion ne doit pas être aveugle, l'absence de passion, elle aussi, ne doit pas être aveugle. Libé, depuis quinze, ne fait que vomir sur le cyclisme, même celui que nous devons défendre. Au moins Ducoin est fidèle au vrai cyclisme. Il cogne quand il le faut et il aime quand il le faut. Je rappelle que c'est lui qui a écrit les livres de Fignon et de Guimard, mais aussi un terrible pamphlet sur Armstrong, qui avait fait beaucoup de bruit au moment de sa sortie !!!
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