Beauvois. L’embarquement en mélancolie n’a pas que des avantages et peut très vite se transformer en amertume. Mais, puisque la vérité seule nous oblige, autant admettre que le retour en mémoire jésuitique (chacun sa croix) fut provoqué, l’autre jour, par la projection du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Il fallait le voir enfin, le grand prix du Festival de Cannes, poussé que nous étions par une envie irrépressible, aspirés par le sujet et l’aura grandissante d’un bouche-à-oreille digne des miracles culturels : il dépassera, ce week-end, le million et demi de spectateurs ! Alors, autant l’admettre d’emblée : ce film, retraçant les derniers jours de la vie des moines de Tibhirine, en Algérie, arrachés une nuit à leur monastère et assassinés en 1996, n’est pas «le» chef-d’œuvre annoncé. Il reste néanmoins un film important. Pour une raison principale : il synthétise à lui seul les interrogations et les limites de notre époque, qui hésite entre implication collective et retrait pour anachorètes désabusés de tout…
Foi. Dans la montée au calvaire de ces moines admirables en tout point, filmés sous la neige partant vers leur martyre, sans qu’à aucun moment la mort ne soit montrée, la tentation est grande en effet d’en rester au grand écart entre l’importance du sacrifice dans l’engagement et l’héroïsation de la vie monacale, loin du monde et de ses tumultes. Les cinéphiles attentifs objecteront que le film de Xavier Beauvois pose essentiellement des questions «sur» l’existence. Précisément. Sujet à hauts risques, il aurait pu heurter les athées comme les agnostiques, plus encore les antireligieux, en raison du regard «bienveillant», voire «positif», qu’il pose sur la foi de ces moines. Une foi assez peu ébranlée par la perspective du trépas. Beauvois n’est pas, là, dans le Dialogue des carmélites, dont on sait qu’il insistait plus sur le doute que sur la croyance. Beauvois est ailleurs, et seuls les dogmatiques refuseront de voir qu’il glorifie à sa manière l’engagement des moines, cet engagement majeur qui leur permet de trouver ce courage et cette résistance morale pour affronter la mort, en face.
Silences. En ces temps d’excès-marchands en tout genre, où la verticalité de l’élévation des humains compte moins que l’horizontalité des plaisirs narcissiques et consuméristes, il fallait oser ce parti pris. D’autant que la caméra de Beauvois, pudique et minimaliste, s’en tient à l’esthétisme totalement épuré de la vie monacale, à la légèreté des silences et des paroles sanctuarisées, à l’harmonie du clair-obscur façon le Caravage, qui indique symboliquement la présence invisible de la foi. Une forme d’universalité apaisante. Nous y voyons «de la» sérénité, «de la» réalité, avec, au passage, un regard cru sur la misère humaine des hommes. Mais, au fait. Où est la «vie sublime» de la vie monacale sacralisée ? Où est la transcendance ? Où est l’immanence ? Certains ont vu dans ce film des références à Rossellini ou à Bresson. La fin nous en dissuade définitivement. Au-delà du parallélisme inutile avec la Cène, lors du dernier repas des moines, comment ne pas regretter l’utilisation du Lac des cygnes qui sur-joue et amplifie un sentimentalisme totalement inutile et sollicite notre émotion (le pire des pièges), venant rompre un recueillement intense par lui-même. L’austère composition en tableau des images du monastère et la concorde des chants cisterciens auraient suffi. Effleurer la néantisation suggérait la foi dans l’engagement ; en amplifier les effets affirme l’engagement dans la foi. La nuance n’a l’air de rien, pourtant, elle livre la pierre cachée que certains ont cru y dénicher : qu’il soit sacrificiel ou non, l’au-delà est la promesse d’un avenir meilleur, donc, isolons-nous, fuyons, refusons l’altérité… Inutile de dire que nous n’acceptons pas ce mortifère présage ! Le film de Beauvois doit nous proposer le contraire : l’engagement est un combat terrestre, ici et maintenant. La mémoire des moines de Tibhirine nous dit-elle autre chose ?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 octobre 2010]
(A plus tard...)
Bonjour,
RépondreSupprimerJe suis très impressionné par ce texte de J.E. DUCOIN, j'imagine qu'il a dû y réfléchir beaucoup pour parvenir à ces appréciations en nuance. Au moins ça fait vraiment réfléchir. Il se trouve que j'ai personnellement été très mal alaise par le film, je ressentais quelque-chose que DUCOIN exprime au fond très bien. A quoi sert l'engagement ? A se battre dans la cité ? ou à partir loin de tout ? Vaste question...
Merci pour ce texte magistrale !
MICHELE