Alors débuta ce long monologue avec les silences, pour que la tempête parvînt à se consumer des dedans et que, arrimés aux forces telluriques d’outre-là, le froid et la pluie modèrent leur violence. Orages hurlants, la pluie abondante et glacée jusqu’au petit matin nous avait effrayés. Aussi, lorsque les 172 rescapés transis prirent le départ dans les rues de Pau, hier midi, nous guettions les cimes pour entrevoir ce que la légende du jour, sculptée pour le centenaire du premier franchissement du Tourmalet, allait nous réserver. Une baisse vertigineuse des températures. De la pluie. Des nappes de brouillard. Les Forçats 2010 verraient-ils l’entr’aperçu de l’Histoire infernale, celle qu’ils devaient écrire, enfin ?
Nous aurions tant voulu que la grande bataille des leaders surgisse avant terme, qu’elle nous commotionne par exemple dès l’ascension du col de Marie-Blanque (1re cat.), ou dans le Soulor (1re cat.), à soixante kilomètres du but. Las, il fallut nous contenter d’une longue échappée de sept coureurs (Pauriol, Kolobnev, Flecha, Kloren, Perez Moreno, Boasson Hagen et Burghardt). D’une algarade désespérée de Carlos Sastre (Cervelo). D’une attaque désordonnée d’un peloton de moutons, bêlant en tout sens et semant la pagaille dans le groupe maillot jaune, surpris par l’audace des bovidés. Puis attendre, ensuqués, les rampes mortifères du Tourmalet. Pour voir des actes d’onirisme singulier entre Alberto Contador (Astana) et Andy Schleck (Saxo Bank). En passer à l’essentiel. Tutoyer le déraisonnable.
Et puis survivre à la poésie meurtrière du Tourmalet, emprunté là par Barèges, 19 kilomètres d’ascension à 7,5%. Devant une foule considérable réunie dès les contreforts du géant pyrénéen, venue célébrer autre chose que le seul passage des coureurs, disons la noblesse des lieux, les Saxo Bank de Schleck prirent l’ascendant. Dans la roue de Cancellara d’abord, Fuglsang ensuite, une impressionnante course de côte à l’essoufflée, à l’asphyxie, se profila. A douze bornes du but, Contador se retrouva esseulé au milieu d’un groupe pourtant fourni. Avant écrémage total, à dix kilomètres du sommet, sur deux impulsions d’Andy Schleck. Initiative annoncée. Un rien fracassante. A laquelle s’accrocha sans faillir Alberto Contador, tous les autres s’affaissant pour perdre du temps. Dans le crépuscule, deux hommes sur l’asphalte humide – et plus rien. Plus d’échappés, plus de contradicteurs. Eux seuls. Une tentative d’Alberto, un coup d’épaule comme réponse, des regards d’assassin d’Andy voulant laisser l’autre sans vie sous sa roue. Le coude à coude nous hypnotisa. Mais les paralysa. Sur la ligne, Contador laissa la victoire à son jeune rival et ce fut étrange et presque banal à admettre. Un don fondamental ? Un partage élégiaque ? Au sens sacrificiel et stupide de l’idée.
Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion faute d’admiration, pour jamais obsédé par les histoires fabulées qui enluminèrent ses nuits, le suiveur qui n’en est pas moins archiviste lâcha comme un sanglot, un râle plutôt. Que sont ici les Contador, les Schleck, les Sanchez et autres Menchov ? Savent-ils à sa juste valeur l’ampleur du Tour qui les honore malgré eux ? Ce Tour généreux, miraculeux, ce Tour qui arpente la Salle des Illustres rassemblés hors-temps. Ce Tour saisi dans ses limites et sa grandeur… Vu d’en-haut, où grondait quelque dieu improbable, nous revîmes, dans un contraste saisissant, cette vieille photo exhumée sur laquelle on devine Octave Lapize, en 1910, escaladant à pied les derniers hectomètres du Tourmalet, lui le premier cycliste du Tour à le vaincre, tractant à la force des bras un vélo antédiluvien sur un chemin qui n’en portait que le nom. A l’époque, les rares habitants nommaient « le Cercle de la Mort » cette région de pics coincée entre Peyresourde, Aspin et Tourmalet. Des histoires de lutins, de bergers dévorés par des ours lors de nuits sans lune. Des routes impossibles, sentes caillouteuses ravinées par la violence des vents et l’abondance de la neige l’hiver…
Ce fut là, sous l’ombre portée de cette photo noircie d’un pionnier mort au chant d’honneur (1), qu’un instant, un instant seulement, le suiveur se sentit renaître à la dramaturgie d’un monde qu’il croyait dissolu. L’Heure des hommes vivants qui se nourrissent, impassibles ou contraints, à la maturation saccadée des aînés de l’Antique. Sur le Tour, les héros classiques ont toujours des héritiers. « Vous êtes tous des assassins !», hurlait Lapize aux organisateurs en 1910. Au sommet du Tourmalet, hier soir, ces mots claquaient comme une évidence. L’ici-maintenant d’où réchappent tous les sentiments d’éternité. Pour qu’enfin puisse débuter le long monologue avec les silences.
(1) Pilote d’avion, le sergent Lapize mourut durant la Première guerre mondiale, abattu en vol le 14 juillet 1917, en Meurthe-et-Moselle.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]
(A plus tard...)
Magnifique! Très agréable à lire, merci
RépondreSupprimerJe crois que je viens de lire, avec ce texte, le plus bel article que j'ai pu lire depuis le début du Tour : je lis également l'Equipe tous les jours, Libé et un peu la presse régionale par chez moi (Bretagne). Voilà un bonheur de lecture totale, qui nous emmène sur des terrains rarement égalés. Merci à JED pour ces textes !!!
RépondreSupprimerArmand
Moi aussi, je lis beaucoup Libé pendant le Tour, j'aime bien les texte de LETOUZET, mais il y a un problèmde de taille pour moi : le journaliste de Libé ne donne jamais l'impression de prendre le Tour et le vélo au sérieux, comme sait le faire Ducoin. Moi, j'aime une certaine idée du vélo, et il faut la défendre. Ducoin est de loin celui qui aime le plus le vélo, le Tour, et c'est pour ça qu'il est unique dans la presse. MERCI A LUI !!!
RépondreSupprimerA.T.