Retraites : quand les écrivains s’engagent.
Barricade. «La grandeur d’un pays se mesure aussi à
la force d’engagement de ses auteurs», répétait souvent un
professeur (jésuite) du bloc-noteur, qui portait Rousseau, Hugo et Bernanos en
son cœur. La phrase, tel un invariant cher à la tradition française, trouve un
singulier écho à la faveur de la crise sociale et politique actuelle. Le nombre
de personnalités culturelles qui soutiennent les grèves et les manifestations
pour réclamer le retrait de la loi sur les retraites se compte par dizaines,
centaines. Parmi ces femmes et ces hommes, trois se sont particulièrement
distingués, dans la mesure où il était difficile de manquer leurs propos
salutaires au regard de leur statut respectif et de leur aura dans le monde des
lettres. Réjouissons-nous de les retrouver – sans surprise néanmoins – du bon
côté de la barricade ! Par exemple, qui a cosigné ce texte: «L’objectif, à rebours de l’histoire
sociale, est de faire travailler plus et plus longtemps des femmes et des
hommes qui aspirent au repos et à donner libre cours à leurs projets dans un
moment privilégié de la vie»? Réponse: Annie Ernaux, prix Nobel de
littérature, qui n’a pas caché sa «détermination
à combattre ce projet de réforme archaïque et terriblement inégalitaire».
Colère. Pierre
Lemaitre, prix Goncourt en 2013 pour Au
revoir là-haut, s’exprimait pour sa part récemment sur France
Inter. Après avoir certifié qu’il serait dans la rue pour manifester,
l’écrivain ajoutait: «On vit
dans une société qui est terriblement fracturée et qui est au-devant
d’événements tellement majeurs: le réchauffement climatique, cette guerre en
Ukraine. Mettre ce sujet à l’avant-plan aujourd’hui, c’est à la limite de la provocation
et de la maladresse.» Ce n’était pas la première fois qu’il
remettait en cause la politique – qu’il qualifiait en 2019 de «démocratie autoritaire» –
de Mac Macron. À l’image de son dernier roman, le Silence et la Colère, Pierre Lemaitre
ajoutait qu’il ne voulait «pas
rester silencieux», qu’il n’était pas de ceux qui s’assagissent
avec l’âge: «Plus le temps
passe et plus ma colère se développe, en tout cas elle est intacte a minima.
(…) Je vois une société qui ne me convient pas, avec une répartition des
richesses qui est scandaleusement disproportionnée.»
Politique. Nicolas
Mathieu ne fut pas en reste. Avant d’accorder un entretien à l’Humanité, le prix Goncourt
2018 pour Leurs enfants après
eux avait donné un texte explosif à Mediapart dans lequel il
assurait: «De ce pouvoir, nous
n’attendons désormais plus rien. Ni grandeur, ni considération, et surtout pas
qu’il nous autorise à espérer un avenir admissible. Nous le laissons à ses
chiffres, sa maladresse et son autosatisfaction.» Et il
interrogeait durement la posture même du prince-président: «Aujourd’hui, à l’issue de cet épisode
lamentable de la réforme des retraites, que reste-t-il d’Emmanuel Macron, de ce
pouvoir si singulier, sorti de nulle part, fabriqué à la hâte, “task force” en
mission libérale qui a su jouer du rejet de l’extrême droite et de la
déconfiture des forces anciennes pour “implémenter” son “projet” dans un pays où
si peu de citoyens en veulent? Que reste-t-il de ce pouvoir, de son droit à
exercer sa force, à faire valoir ses décisions, que reste-t-il de sa légitimité?»
Avant d’évoquer les citoyens: «Avez-vous
pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute
jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être? Avez-vous pensé au boulevard que
vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment?
(…) Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà
plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses
possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses
espérances?» Comment décrire mieux ce que nous ressentons? Revint alors
à notre mémoire les mots du philosophe Jacques Rancière, qui expliquait jadis
que l’expression «politique de
la littérature» implique que la littérature intervient en tant que
littérature dans ce «découpage
des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du
bruit». Autrement dit, dans ce rapport entre des pratiques, des
formes de visibilité et des modes «du dire» qui découpent un ou des mondes
communs.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 31 mars 2023.]
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