vendredi 16 septembre 2022

Souffle(s)

Jean-Luc Godard et «nous».

Impensé. Trop en dire – ou pas assez. Il eût été commode pour le bloc-noteur, en cette semaine si particulière d’après Fête de l’Humanité, d’évoquer en mode « incarné » la richesse des moments partagés comme autant de joies profondes et d’espérances collectives. Sauf que, à peine les jours d’allégresse vécus, le monde de la culture – et de la politique – accusa l’un de ces deuils qui affaissent la volonté mais rehaussent nos consciences. Jean-Luc Godard est mort: la phrase en elle-même, par son absurdité symbolique, contresigne l’impensé et dispense d’y croire vraiment. Le cinéaste en personne, à la question «Quelle est votre ambition dans la vie?», répondait: «Devenir immortel et mourir.» Pas donné à tout le monde. Dès lors, que peut-on encore «écrire» sur l’insurgé du cinéma au génie subversif qui n’ait été déjà suggéré ou verbalisé depuis quelques jours? Attention, s’il y a danger à parler des morts qui comptent aux yeux du plus grand nombre, il y a un danger tout aussi sérieux à parler de son propre rapport avec eux en offrant l’hommage en forme de témoignage personnel, toujours un peu réappropriant et qui risque toujours de céder à cette façon indécente de dire «nous», ou pire «moi».

Conscience. L’oraison funèbre est un genre guetté de tous côtés par la mauvaise foi, l’aveuglement, et, bien sûr, la dénégation. Quand il ne s’agit pas de sombrer dans le pathos, qui ne peut être tempéré que par l’éventuel refus de parler de son rapport au disparu en faisant abstraction de toute différence et de tout conflit, de toute admi­­ration. Comme pour se prémunir, et pourquoi pas l’appliquer à Godard pour en saisir le sens profond, voici ce qu’écrivit et lut Jacques Derrida aux obsèques de Louis Althusser: «Ce qui prend fin, ce que Louis emporte avec lui, ce n’est pas seulement ceci ou cela, que nous aurions partagé à un moment ou à un autre, ici ou là, c’est le monde même, une certaine origine du monde, la sienne sans doute mais celle aussi du monde dans lequel j’ai vécu, nous avons vécu une histoire unique.» La disparition de Jean-Luc Godard, à l’instar des morts exceptionnels qui ont accompagné nos vies, emporte avec elle quelque chose qui s’arrache à la plus profonde conscience collective. La perte suscitée par l’un des plus grands cinéastes de tous les temps, avec ces secousses inouïes d’images et de sons que son œuvre réactive dans la mémoire de ses contemporains, avec une amplitude internationale incomparable, et une influence qu’aucun autre cinéaste français n’a jamais atteinte. Romantique et révolutionnaire, moderne et classique, le réalisateur fut l’un des rares qui repoussèrent les limites esthétiques et narratives du 7e art. Créateur génial, provocateur et autodestructeur, adulé et honni, Godard apparaît comme celui qui entretenait le mieux ce feu sacré de la révolution permanente… poussant l’exigence jusqu’à imposer – à lui-même et aux autres – une rupture non moins permanente. Du grand art. Sans compromission.

Pensée. Homme sans vraie descendance cinématographique ni véritables héritiers, Godard eut pourtant une influence essentielle, unique dans l’histoire du genre. On en voudra au bloc-noteur de cette tautologie ronflante, mais il n’est pas exagéré de prétendre qu’un seul film lui aura suffi pour se hisser à cette hauteur, À bout de souffle. Un avant, un après. Et une date, 1960, qui situe précisément le coup de tonnerre et la fulgurance du génie en plein surgissement imprévisible. Le choc absolu. Godard disait de ces temps immémoriaux de la nouvelle vague: «Nous étions des clichés ambulants, mais nous avions découvert un continent, où tous les gestes de la vie trouvaient leur place.» Un jour, il déclara dans le Monde: «Le cinéma, ce n’est pas une reproduction de la réalité, c’est un oubli de la réalité. Mais si on enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel. C’est Blanchot qui a dit : “Ce beau souvenir qu’est l’­oubli.”» L’artiste total de «la» pensée.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 septembre 2022.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire