vendredi 8 juillet 2022

Pogacar se met à La Planche

Dans la septième étape, entre Tomblaine et La Planche des Belles Filles (176,3 km), victoire du maillot jaune Tadej Pogacar. Le Slovène a dû jouer des coudes pour dominer in extremis son dauphin l’an dernier, le Danois Jonas Vingegaard (Jumbo).

La Super Planche des Belles Filles (Haute-Saône), envoyé spécial.

Et soudain, sous un soleil d’Est aussi ardent qu’une brindille méditerranéenne en pleine sécheresse, il n’y eut dans leurs fréquences de pédalage saccadées, hachurées par la douleur des corps, qu’une exigence intime de macération – à peine trahie par la ruse des uns, la bravoure des autres et la folie collective d’à peu près tous. Dans le secret de leurs pensées, propageant maladroitement leur confusion, certains allaient enfin en savoir plus sur eux-mêmes, et une bonne partie de la suite du Tour. L’après-midi s’était écoulée bravement, entre Tomblaine (périphérie de Nancy) et La Super Planche des Belles Filles (176,3 km), qui domine le Territoire de Belfort et une partie du parc naturel régional des Ballons des Vosges.

Longtemps, nous quêtâmes la «bonne échappée», qui mit plus d’une heure à se former au cœur d’un peloton électrique et survolté, sur un parcours aussi plat qu’une autoroute dans sa première partie, pour venir s’échouer sur des hauteurs bien connues désormais des Géants de la Route, abordées cette fois par deux cols de troisième catégorie, ceux de Grosse Pierre et des Croix. Au fil des ans contemporains, La Planche des Belles Filles (1re cat., 7 km à 8,7%) est devenue une sorte de «classique» des traceurs de l’épreuve, autant pour sa difficulté que par sa situation géographique, assez lointaine des massifs traditionnels, servant ainsi de «rampe de lancement» à des étapes transitionnelles. La station de ski de la Haute-Saône recevait d’ailleurs le Tour pour la sixième fois en dix ans, après avoir opéré une entrée fracassante en 2012 parmi les sites d’arrivée. Ce jour-là, un certain Chris Froome y écrasa la concurrence, ce que Tadej Pogacar réalisa de manière encore plus stupéfiante, en 2020, lors de l’ultime contre-la-montre en côte, ce qui donna lieu à un retournement de situation historique avec sa prise de pouvoir définitive aux dépens de son compatriote slovène Primoz Roglic. Depuis, Pogacar semble invincible à mesure qu’il grandit dans son écrasante supériorité.

En vérité, nous attendions cette étape avec quelques frissons. Les grimpeurs et autres cadors devaient y surgir d’une claire définition, sachant que dans l’apprentissage du pays en élévation, les ascensionnistes disposaient là d’un avantage hautement incomparable, surtout dans les vraies premières rampes qui cassent les rythmes et atomisent tous les braquets antérieurs. Du brutal. Avant de parvenir à ces sommets d’allégresse, dix vaillants fuyards formèrent un joli groupe d’éclaireurs (Schachmann, Kamna, Teuns, Durbridge, Pedersen, Barthe, Erviti, Geschke, Ciccone et Asgreen). A l’arrière, à une centaine de kilomètres du but, les UAE de Pogacar prirent les commandes de la chasse, suite à un épisode plutôt étonnant. Tandis que le maillot jaune satisfaisait à un «besoin naturel», selon l’expression aussi ridicule que consacrée, le peloton ne ralentit pas son allure, contrairement aux usages. Apparemment, cela déplût au Slovène. De retour à son poste, il réclama dès lors à ses équipiers de mener grand train, manière de signifier méchamment: «Qui est le patron?»

A ce petit jeu, nous ne donnâmes pas cher de l’échappée, et partant, du sort de l’ultime ascension dans la Planche des Belles Filles. Mais patience. Rappelons d’abord que le nom charmeur de l’endroit cache, lui, une histoire légendaire qu’il convient de narrer. En 1635, en pleine guerre de Trente Ans, des mercenaires suédois avaient massacré tous les hommes des vallées de la Savoureuse et du Rahin, avant de pourchasser les femmes de la région. Celles-ci se jetèrent dans les eaux du lac pour échapper à leurs bourreaux. Une seule d’entre elle parvint à s’échapper de ce suicide collectif. D’où l’origine du nom: La Planche-des-Belles-Filles… La montagne offre parfois une revanche à l’esprit, qui la lui rend bien. Du point de vue cycliste, celle-ci possède en revanche un invariant que le chronicoeur ne risquait pas d’oublier: les quatre derniers porteurs du maillot jaune au soir de La Planche remportèrent toujours l’épreuve à Paris (Wiggins en 2012, Nibali en 2014, Froome en 2017, Pogacar en 2020).

Puisque l’homme, en s’élevant, s’informe de son propre mystère, comme le réclame le Tour en mode sacrificiel, nous réalisâmes que le sérieux de la bagarre s’engagea dès la vallée à une cadence soutenue. A l’avant, sept courageux s’isolèrent (Geschke, Durbridge, Schachmann, Kamna, Teuns, Erviti et Barthe). Dans le groupe maillot jaune, les UAE poursuivaient leur travail de sape. En traversant le village de Plancher-les-Mines, où débute la rampe terminale, nous cherchâmes du regard Thibaut Pinot, l’enfant du pays, tandis que des slogans à sa gloire couvraient littéralement le bitume. La veille, à Longwy, le franc-tireur de la FDJ avait volontairement laissé filer du temps pour tenter, «chez lui», d’aller décrocher la lune sans provoquer les éventuelles réactions des favoris. Ayant manqué l’échappée, comment allait-il réagir? Le pourrait-il seulement?

La dislocation survînt. Les fugitifs s’ensuquèrent, bien que l’Allemand Lennard Kämna s’essaya à la résistance, hélas en vain. Et quand les cadors se braquèrent, Thibaut Pinot s’affaissa, irrémédiablement. Le vertige de l’espoir était déjà passé. Le ménage débuta, mais seulement à moins de deux kilomètres du sommet, quand ils atteignirent l’incandescence ce que l’on pouvait nommer du cyclisme «à l’ancienne». Ce fut spectacle hallucinant de voir ces cyclistes « modernes » – souvent à la limite de la robotisation – redécouvrir une portion antédiluvienne: un tertre de chemin blanc concassé et damé, avec son passage à 24% noyé de poussière.

Dans ces pentes sauvages, Pogacar passa à l’action, cassa du bois de Planche, en fit des copeaux, mais il y eut un gros «mais». Alors qu’on pensait qu’il allait s’envoler seul au sommet vers le bleu profond du ciel, le Danois Jonas Vingegaard (Jumbo), son dauphin l’an dernier, vint le titiller, le dépassa, crut même un instant entrevoir la victoire d’étape à quelques mètres du but, mais Pogacar, dans un dernier sursaut, à bout de force, à l’arrache et en danseuse, le «sauta» sur la ligne. Duel étonnant ; conclusion ouverte. Les deux hommes, hors de souffle, finirent roue dans roue, quasiment à l’arrêt. Le Slovène, double tenant du titre, remportait bien sûr sa deuxième étape consécutive et confortait son maillot jaune. Sauf que, sur ces routes dressées qui semblaient vouloir lui frayer un chemin, il ne se trouvait pas seul au monde. D’autant que les autres favoris ne pointaient qu’à quelques secondes derrière (Roglic à 12’’, Gaudu et Bardet à 20’’). Le chronicoeur toucha au nœud de l’évidence : Tadej Pogacar domine le Tour, mais ne l’écrase pas encore. Au général, il ne possède que 35 secondes d’avance sur Vingegaard…

[ARTICLE publié sur Humanite.fr du 8 juillet 2022.]

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