vendredi 8 avril 2022

Bilan(s)

Le véritable tronc commun remonte aux Lumières.

Projets. Nous votons ce dimanche, et le bloc-noteur repense malaisément aux séquences antérieures. Celles de ces derniers mois, bien sûr. Celles des cinq ans aussi, qui ont défilé à la vitesse de la lumière – incapables que nous fûmes d’en dévier le sens, ni la trajectoire mortifère. Question de dynamique, dit-on, de volonté collective, de rapport de forces crédible et durable. En sommes-nous donc là, à l’heure des mécomptes, quand il s’agit d’imaginer l’à-venir du pays en nous ­efforçant de croire de toutes nos forces que rien n’est encore perdu? Entre optimisme (toujours modéré) et pessimisme (plutôt approprié), les circonstances commandent le pas de côté en tant que bilan de faillite d’une France un peu paumée, prise d’assaut entre les intérêts particuliers et généraux, entre les combats idéologiques dont l’opposition nous effraie autant qu’elle nous afflige. Car nous avons de qui tenir, et de quoi nous réjouir au fond: une longue lignée nous pousse dans le dos, une belle fratrie nous tire déjà. En vérité, le véritable tronc commun auquel se rattachent nos psaumes d’actualité, comme pour atteindre la source vive, remonte aux Lumières, versus les actuels anti-Lumières qui pullulent et polluent les débats de fond et les projets alternatifs de société.

Nation. Il faut du temps et de l’énergie pour mettre en place un autre dispositif de pensée, en une époque maudite où, en effet, la guerre menée contre les valeurs et l’éthique historique des Lumières, comme horizon, se poursuit avec autant de détermination qu’au cours des deux siècles précédents. Identique rengaine, celle des philosophes du XVIIIe siècle, qu’il n’est pas vain de rappeler : une société représente-t-elle un corps, un organisme vivant, ou seulement un ensemble de citoyens? En quoi réside l’identité nationale d’une nation comme la France? Une communauté nationale se définit-elle en termes politiques et juridiques, ou bien en fonction d’une histoire et d’une culture? Qu’y a-t-il de plus important dans la vie des humains, ce qui leur est commun à tous ou ce qui les sépare? Que de questions… Auxquelles s’en ajoutent deux autres. Le monde tel qu’il existe est-il le seul envisageable? Un changement radical de l’ordre social en place constitue-t-il un objectif légitime ou l’assurance d’un désastre?

Individu. De la conception que nous nous faisons de l’homme dépendent certaines réponses. D’autant que cette question «identitaire», de nouveau à l’ordre du jour, n’a jamais disparu depuis que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a formulé la définition de la nation selon les Lumières: «Une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue du pays, renfermée dans de certaines limites, qui obéit au même gouvernement». Constatation: pas un mot sur l’histoire, la culture, la langue ou la religion. Voilà comment le citoyen vint au monde, affranchi de ses particularités. Sur cette base, furent ainsi libérés par la Révolution les juifs et les esclaves noirs. Pour la première fois dans l’histoire moderne, tous les habitants d’un même pays obéissant au même gouvernement devinrent des citoyens libres et égaux en droits, relevant tous des mêmes lois. «Pour la pensée politique représentée par le puissant et tenace courant anti-Lumières, l’individu n’a de sens que dans le particulier concret et non dans l’universel abstrait», expliquait l’historien Zeev Sternhell. Et il ajoutait: «Il convient donc de privilégier ce qui distingue, divise, sépare les hommes. Si la nation est une communauté historique et culturelle, la qualité de Français “historique” devient alors une valeur absolue, tandis que celle de citoyen français se transforme en valeur relative, puisqu’elle désigne une simple catégorie juridique, artificiellement créée.» Évidemment, l’affrontement entre les deux traditions politiques continue, pas moins aiguisé qu’hier. La défense de l’universalisme et du rationalisme reste une tâche urgente et complexe, à la mesure de ses enjeux : maintenir ce qui fonde une nation composée de citoyens autonomes. Surtout au moment des grands choix.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 avril 2022.]

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