Selon le démographe Hervé Le Bras, la carte du vote pour l’extrême droite est bel et bien décorrélée de la présence de populations étrangères.
Statistiques. «L’immigration est beaucoup plus présente dans la tête des gens que dans leur existence quotidienne.» Ainsi parle Hervé Le Bras, dans un long entretien accordé au Monde à l’occasion de la publication de son nouvel essai, "le Grand Enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens" (éd. de l’Aube-Fondation Jean-Jaurès). Les derniers travaux du démographe documentent ce qu’une analyse constante des résultats électoraux nous montre depuis longtemps: la carte du vote pour l’extrême droite est bel et bien décorrélée de la présence de populations étrangères. Tout le contraire du discours des nouveaux réacs. Implacables statistiques. D’après Hervé Le Bras, «en 2017, en France, il y avait, selon l’Insee, 3,8% d’immigrés dans les communes de moins de 2500 habitants, alors que le vote pour Marine Le Pen y avait atteint 27% au premier tour de l’élection présidentielle». Plus éclairant, la situation des grandes villes. Dans celles «de plus de 20000 habitants, on comptait 15% d’immigrés et 14% de votes pour la candidate frontiste. À Paris, il y avait 23% d’immigrés et seulement 5% de votes pour Le Pen.» Deux autres exemples disent tout. «La Seine-Saint-Denis, département avec la plus forte proportion d’immigrés (30,6%), avait voté Le Pen à 13,6%. L’Aisne, département où le vote frontiste était le plus fort (35,7%), ne comptait que 4,4% d’immigrés.» Deux pôles d’une réalité électorale contre-intuitive. Que ce soit en France ou dans six autres pays d’Europe (Allemagne, Suisse, Autriche, Espagne, Italie, Royaume-Uni), jamais les deux cartographies ne se recoupent…
Manipulable. Thème chéri des Fifille-et-Zemmour-les-voilà, l’immigration reste le sujet qui les porte. Sauf que l’éventuel voisinage immédiat de cette population supposée n’existe pas. Pour le démographe, «c’est d’abord ce que l’on dit et ce que l’on montre des immigrés, telle une réalité fantasmée qui sert de carburant à l’extrême droite», elle-même accrochée à la fiction d’un peuple homogène et à une revisitation inventée d’un passé identitaire français. Cité par France Inter cette semaine, un récent sondage Ifop sur le vote dans les quartiers populaires avait permis à certains de conclure que les «pauvres» votaient majoritairement RN. À un détail près: il ne s’agit que des quartiers résidentiels populaires blancs. Conclusion, l’analyse du rapport immigration/vote d’extrême droite demeure extrêmement piégeuse et facilement manipulable…
Peuple. Après plus de trente années à vivre dans les quartiers populaires, le bloc-noteur n’est pas le plus mal placé pour le savoir. Les zones dites «difficiles», associées à des villes stigmatisées, ne ressemblent en rien à ce qui est décrit du matin au soir sur les chaînes de Bolloré. Des modèles de vie pacifiés se sont installés depuis des lustres, dynamiques, plutôt jeunes, ambitieux et fiers, de l’autre côté du miroir médiacratique: celui où les femmes et les hommes de toutes les couleurs, de toutes origines, ne veulent pas se laisser réduire à des gros titres racoleurs, mais vivent, saignent et souffrent, aiment et se mélangent banalement pour former un tableau que nous pourrions tout simplement intituler ''le peuple''. Là où la dignité collective possède encore un sens puissant. Là où, ne l’oublions jamais, se concentrent toutes les complications sociales de l’existence, toutes les mixités, mais là où, précisément, l’extrême droite est quasi inexistante. En somme, tout l’inverse des théories de l’archipélisation des démagogues hors cadre. Hervé Le Bras le répète: «La répartition du vote populiste renvoie à des découpages géographiques anciens.» Et il ajoute: «La crainte du “grand remplacement” est stupide. Nous sommes dans un fantasme entretenu par le mépris des statistiques, qui est inséparable du populisme, pour qui, systématiquement, le cas particulier devient le cas général.» L’opportunisme politique n’a pas de limites, quand le vieux monde, conservateur et réactionnaire, continue de sévir en s’adossant aux fractures immémoriales.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 février 2022.]
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