Vingt ans après, l’histoire a tranché. Même mort, Pierre Bourdieu continue de faire peur aux puissants.
Action. «Il n’est sans doute pas faux de considérer la sociologie comme une conquête sociale», écrivait Pierre Bourdieu dans un texte inédit que nous avions publié en 2012. Sans accorder une confiance excessive au pouvoir des discours, il avait cependant la conviction que la connaissance sociologique pouvait produire des raisons et des moyens d’agir sur la réalité sociale. De quoi l’œuvre de Bourdieu est-elle le nom? Lors de la publication de la Misère du monde (1993), il emprunta à Spinoza cette formule qui tenait lieu sinon de définition du moins de ligne conductrice: «Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre…» De quoi son héritage intellectuel est-il le signe? Dans Méditations pascaliennes (1997), le professeur au Collège de France évoquait «la pression ou l’oppression, continues et souvent inaperçues, de l’ordre ordinaire des choses, les conditionnements imposés par les conditions matérielles d’existence» et il mettait à nu ce qu’il nommait «violence symbolique» comme pour nous rappeler que l’un de ses soucis constants fut bien sûr de participer de l’action, mais que, si urgente soit-elle, celle-ci ne saurait se passer de l’effort théorique et de l’analyse des mécanismes de «domination». Domination: le maître-mot bourdieusien par excellence…
Engagé. Le bloc-noteur réalise à peine: vingt ans, déjà, que Pierre Bourdieu a succombé à un cancer et nous ne nous lassons pas – moins que jamais – de puiser à la source du sociologue et de «l’intellectuel critique», dont il acceptait et assumait toutes les acceptions. Le meilleur penseur n’est-il pas celui qui pense d’abord contre lui-même? Et à quoi sert l’intellectuel, sinon à déconstruire le discours dominant et permettre la production d’utopies réalistes? Car la révolution Bourdieu restera cette manière nouvelle de voir le monde social qui accorde une fonction majeure aux structures symboliques. L’éducation, la culture, la littérature, l’art, les médias et, bien sûr, la politique appartiennent à cet univers. Il disait: «Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir.» C’est sans doute pour en avoir tiré les conséquences et avoir participé, plus que n’importe quel autre intellectuel, aux luttes symboliques et politiques de son temps qu’il fut considéré comme l’ennemi numéro un, unanimement reconnu et ouvertement désigné, de tous les défenseurs de l’ordre néolibéral.
Radicalité. Deux décennies ont filé sous nos yeux et une question s’impose: l’injonction politique et l’engagement total sont-ils victimes de notre temps? Chacun peut en témoigner : attention à l’éventuelle tentation – pourtant impossible – de domestication de l’Idée et des concepts bourdieusiens. À la faveur d’un anniversaire tout rond, certains ne manqueront pas de le revisiter à leur plus grand profit, nous imposant un Bourdieu inoffensif, tentant même une neutralisation de son œuvre interprétée comme une soumission aux déterminismes sociaux, alors qu’elle ne fut qu’un chemin de libération dans le processus de compréhension de l’émancipation humaine. Sa radicalité intrusive en aura exaspéré plus d’un, parfois même chez ceux qui louaient son travail et s’employaient publiquement à l’honorer, à le diffuser, à le transmettre. Sa radicalité d’homme libre, portée au plus haut degré de l’intelligence, nous manque aujourd’hui. Comme nous manque son invitation à ce que «la gauche officielle» sache «entendre et exprimer» les aspirations de «la gauche de base». Il était une sorte d’ennemi numéro un de tous les libéraux qui, depuis sa disparition, tirent à boulet rouge sur la sociologie et la mémoire bourdieusienne. Les «gestionnaires», de gauche comme de droite, ne l’aimaient pas. Vingt ans après, l’histoire a tranché : même mort, Pierre Bourdieu continue de faire peur aux puissants !
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 janvier 2022.]
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