Dans la quatorzième étape, disputée au pied des Pyrénées entre Carcassonne et Quillan (183,7 km), victoire du Néerlandais Bauke Mollema (Trek). Ce dimanche, le peloton franchira le toit du Tour, le Port d’Envalira (2408 m). Pogacar sera-t-il attaqué ?
Quillan (Aude), envoyé spécial.
Le regard errant à l’horizon des choses, nous quittâmes la Cité médiévale de Carcassonne en nous disant que – décidément – le Tour continuait de nous troubler en tant que genre unique. Chaque jour recommencé, la plus ordinaire des aventures de l’extrême nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain, étonnante fabrique de désorientation spatio-temporelle. En cette quatorzième étape, qui nous embarquait encore plus au sud, vers Quillan (183,7 km), nous nous convainquîmes que le profil s’offrirait nécessairement à un «baroudeur». Voyage aussi bucolique qu’historique dans les contreforts pyrénéens de l’Aude et de l’Ariège, jusqu’aux vallonnements du Razès qui ne furent pas sans nous rappeler les collines toscanes.
Aucun répit pour le peloton qui, dès le départ, s’ébroua en intensité phénoménale dans cette quête quotidienne du «bon coup». Au matin, manquaient néanmoins à l’appel deux coureurs et non des moindres, le Danois Soeren Kragh Andersen, qui présentait des signes de commotion cérébrale, et le Français Warren Barguil, l’un et l’autre victime de la terrible chute collective de vendredi. Aussi, lorsque nous grimpâmes jusqu’au site emblématique du catharisme, au pied du «pog» de Montségur (deuxième cat., km 89), théâtre d’un terrible bûcher en 1244, nous comprîmes que les 149 rescapés vivraient une nouvelle journée de feu, sous une belle chaleur estivale, vingt-quatre heures avant de retrouver la haute, très haute montagne, et ses sortilèges d’à-pics.
A l’ombre portée des pré-cimes, malgré d’infinies poches nuageuses assez crayeuses, nous tentions de disséquer le langage des bagarreurs-aventuriers qui s’élaborent toujours sur des soubassements solides – courage, abnégation, souffrance, sacrifice de l’inutile. Cinq fuyards avaient longtemps poursuivi leur éreintante aventure: Kristian Sbaragli, Maxime Chevalier, Anthony Turgis, Jonas Rickaert et Toms Skujins. Jamais nos valeureux n’obtinrent l’imprimatur céleste, encore moins celle des armadas, sans que nous sachions bien si ces dernières se trouvaient coalisées pour un éventuel dessein commun, ou totalement désorganisées par la furie des attaquants en son sein. Quoi qu’il en soit, peu après le sprint intermédiaire, jugé à Lavelanet, les fugitifs éphémères furent dévorés par le long serpent multicolore, vite renvoyés au rang d’héroïques anonymes. Impitoyable réalité.
Et tout changea. Quand nous traversâmes le col de la Croix des Morts (deuxième cat., km 110), puis la côte de Galinagues (troisième cat., km 126), puis les sublimes gorges de Saint-Georges (km 145), où l’Aude ancestrales a érodé le calcaire à son passage à travers les barres karstiques des Pyrénées, la «bonne» échappée forgeait sa volonté «à la dure» depuis une petite heure. Un joli groupe en vérité, qui mit du temps à se composer, avec quelques noms prestigieux (Poels, Cattaneo, Woods, Martin, Higuita, Konrad, Fraile, Chaves, Mollema, Rolland, Pacher, Madouas, etc.). Après avoir admiré le spectaculaire viaduc de l'Escargot, en forme de colimaçon, il nous fallut attendre le col de Saint-Louis, bien trop pentu aux routiers-sprinteurs (4,7 km à 7,4%), pour se convaincre qu’un éclaireur l’emporterait. Du groupe de tête, l’expérimenté Néerlandais Bauke Mollema (Trek), 34 ans, s’était envolé en solitaire, sans faillir, franchissant l’ultime difficulté et les dix-sept bornes restantes avec l’ardeur du finisseur. Il vint quérir une victoire de prestige – la deuxième de sa carrière sur la Grande Boucle – dans les rues de Quillan, ville-étape inédite (3.300 habitants) qui fut jadis capitale de la chapellerie, mais également championne de France de rugby en 1929 au prix d’une épopée guerrière mémorable. Côté bataille acharnée, signalons au passage que le Français Guillaume Martin (Cofidis), à l’avant, réalisa une noble opération en récupérant plusieurs minutes au groupe maillot jaune, se replaçant ainsi à la deuxième place du général, à quatre minutes de Pogacar. De quoi frétiller par anticipation…
En cet instant de bout de carte postale présentant tous les atours de la mélancolie, le chronicoeur se projeta dans le futur, mû par la seule impatience. Car ce dimanche, entre Céret et Andorre-la-Vieille, à la veille d’une journée de repos, le peloton franchira le « toit » du Tour, le Port d’Envalira (2408 m), dans une étape qui comportera trois autres difficultés majeures, dont le col de Beixalis et ses passages à 16%, avant de plonger vers l’arrivée pour huit kilomètres de folle descente. «Le contraste sera terrible entre les deux parties de l’étape, prévient Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de l’épreuve. Beixalis, c’est extrêmement raide, la pente ne permet pas de garder un rythme régulier et on peut facilement prendre un éclat. La route est étroite, la descente hyper technique et l’arrivée jugée à son pied. Bref, c’est une fin d’étape piégeuse qui peut provoquer des écarts.»
Le moment des ascensionnistes sonnera et si d’ordinaire la montagne offre une revanche aux hommes sans chair, attirant les corps évidés, nous n’avions ici-et-maintenant qu’une question en tête: Tadej Pogacar sera-t-il attaqué? Ou plus exactement: l’impression de « faiblesse » (toute relative) entrevue dans le Mont Ventoux trouvera-t-il confirmation ou, au contraire, ne fut-ce qu’une stratégie de « gestion » de la part du maillot jaune ? Les Uran, Vingegaard, Carapaz ou Martin, tous renvoyés à plus de quatre, cinq minutes au général, oseront-ils la grande baston, si possible à plusieurs, pour déboulonner le Slovène, ou se contenteront-ils de dépouiller leurs carcasses pour des places sur podium des Champs-Elysées?
En 2016, dans le final d’une étape empruntant pour la première fois le col de Beixalis, la caravane avait subi les assauts d’un orage mémorable, laissant des troupes rincées, ruinées et clairsemées dans des pentes fascinantes rendues à la sauvagerie. Seul le récit importait alors. Celui par lequel le Tour catapulte ou brise des destins, quand les «forçats tirent de toute leur force quelque chose d’invisible», comme l’écrivait Albert Londres, afin de se hisser vers les sommets. Là où se portaient déjà nos regards – à l’horizon des choses.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 10 juillet 2021.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire