Dans la quatrième étape, entre Sisteron et Orcières-Merlette (160,5 km), victoire au sommet du Slovène Primoz Roglic. Alaphilippe reste en jaune. Les héros de Septembre pédalent en anachorètes mortifiés, loin du Peuple du Tour…
Orcières-Merlettes (Hautes-Alpes), envoyé spécial.
Et leur solitude devint vertigineuse. A hauteur de cimes, avec
au fond de l’horizon les crêtes magistrales du parc national des Ecrins, l’avant-garde
du peloton découvrit le spectacle de montagnes nues dont l’ombre vous écrase. Effet
garanti d’une beauté moins spectrale que rocailleuse, réelle, vivante sous les
éclats d’un soleil généreux. Grandiose, après seulement quatre jours de Tour. Mais
tout aussi désolant qu’antérieurement. Pour cette courte escapade dans les Alpes
(que nous retrouverons la dernière semaine), entre Sisteron et Orcières-Merlette
(160,5 km), les bords de route continuent de nous montrer le huis clos d’un
calendrier imposé. Les héros de Septembre pédalent en anachorètes mortifiés. Les
salariés taffent ; les écoliers conjuguent la rentrée à tous les temps ;
et le Covid éloigne des cols les plus fidèles des amoureux du genre, devenus
irascibles à force de se voir rabroués par les gendarmes et les officiels d’ASO.
Les plus courageux des derniers mohicans sont contraints de monter à pied, les
véhicules y étant interdits, sauf quelques camping-cars rescapés mais dûment parqués.
Le Peuple du Tour brille donc par son absence. Une fois dépouillé de son caractère onirique, poétique et
braillard, que reste-t-il du Tour sans son Peuple, sinon ce spectacle soumis
aux limites et aux rigueurs de la
télécratie dominante?
Il reste la course, direz-vous, jamais aussi belle à découvrir que sur son petit écran. Ce qui n’est pas toujours faux, le chronicoeur en témoigne volontiers. Mais lui aussi, cantonné d’autorité en salle de presse avec son masque arrimé en permanence sur le visage, même en pleine écriture devant son ordinateur – protocole obligatoire depuis ce premier septembre –, il ruminait en silence en dégustant tant bien que mal des tourtons du Champsaur et des oreilles d’âne (gratin à base d’épinards sauvages, à la forme éponyme). Et ce silence chagriné répondait au quasi-mutisme des vallées et des plaines, des villes et des villages, des pentes et des sommets. Paradoxe: débarrassée des foules endiablées, la montagne n’en paraît que plus hostile. Là voilà seule à se dresser devant les roues des coureurs, telle la promesse d’une tenaille plus impitoyable que jamais.
Ainsi, qu’allait nous réserver la première ascension sérieuse de la Grande Boucle vers Orcières-Merlette, du moins par son altitude (1825 m, première cat., 7,1 km à 6,7%), avec une arrivée proche des cieux, là où l’oxygène se raréfie subitement et atteint les organismes pas encore acclimatés? Si nous attendions sans doute trop de la bagarre des titans supposés, Bernal-Roglic-Pinot, la préoccupation de la France du Tour-sans-son-Peuple se résumait à une autre question: dans cette étape casse-pattes (4 côtes et cols mineurs avant le final), Julian Alaphilippe défendrait-il sans répit son maillot jaune, jusqu’à donner l’impression, comme en 2019, que l’aventure pourrait durer? Un bis repetita, en quelque sorte, un «déjà-vu» qu’il confirmait, lundi soir, par des intentions enfin avouées: «Oui, je veux toujours plus, c’est sûr.»
Lorsque la montée en question se transforma en un petit enfer tellurique, non par la difficulté extrême de la déclivité mais par le rythme imposé par les armadas, les échappés du jour (Politt, Benoot, Burgaudeau, Neilands, Pacher, Vuillermoz) avaient été repris depuis peu. La course de côte se transforma en séance d’observation, sous l’impulsion des Jumbo de Roglic. Personne n’eut l’âme de tout renverser. Et il fallut attendre le dernier kilomètre pour qu’éclate – enfin – le groupe d’une trentaine d’unités avec tous les favoris. Un sprint au sommet d’Orcières, qui l’eut cru? A ce jeu de dupe, il fallait un vainqueur arrimé à la puissance destructrice, tout le contraire des grimpeurs aux corps évidés: le Slovène Primoz Roglic, à l’image de son début de saison, l’emporta aisément. Alaphilippe, fil-jaune de l’épreuve, venait d’assurer l’essentiel, préserver son paletot. Quant à Pinot, il avait prévenu la veille: «L’important, c’est d’être là en troisième semaine. C’est là que je veux tenter des choses, être offensif.» S’en contentera qui voudra…
Le chronicoeur songea alors à une vérité intangible du Tour. Pas besoin d’avoir été 72 fois ville-étape – comme la ville de Pau, que nous retrouverons dimanche prochain – pour marquer l’histoire de la Petite Reine. Orcières-Merlette, quatre fois ville d’arrivée seulement, demeure à jamais liée au souvenir exaltant puis trébuchant d’une date pour jamais inoubliable. Le 8 juillet 1971, le plus Gersois des Espagnols, le mythique Luis Ocaña, signait un exploit comme on n’en voit plus. Le grimpeur, ceint de son maillot Bic non moins légendaire, s’imposa en solitaire, au prix d’un effort mémorable, et relégua Eddy Merckx à près de neuf minutes. Le chronicoeur se souvint, mais n’oublia pas que, trois jours plus tard, une chute terrifiante dans la descente en furie du col de Menté priva Ocaña-le-révolutionnaire de la victoire finale face au Cannibale. Victor Hugo disait: «Les grandes dates évoquent les grandes mémoires. A de certaines heures, les glorieux souvenirs sont de droit.» Le Tour oscille toujours entre son illustre passé et l’ici-maintenant. Cette année, il penche beaucoup côté mémoire…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 2 septembre 2020.]
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