dimanche 30 août 2020

Julian Alaphilippe n’y va pas par Quatre Chemins

Dans la deuxième étape (Nice haut pays – Nice, 186 km), victoire du Français Julian Alaphilippe, qui s’empare du maillot jaune. Après le premier week-end et une journée dantesque samedi, il redonne un parfum de 2019. Déjà…

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

La peur est devenue leur vertige, leur corps un instrument de souffrance. Après une première étape dantesque, samedi, durant laquelle des dieux hideux et terribles s’agitaient à l’horizon où roulait un ciel noir chargé de plomb, tandis que la pluie frappait sur le bitume noir comme un morceau de piano exécuté par une main maladroite, 173 rescapés – il en manquait déjà trois à l’appel, dont le Belge Philippe Gilbert – devaient donc reprendre la route, ce dimanche, plus brillante et moins glissante que la veille. Cette fois, plein soleil de fin d’été dans le haut pays niçois, retour au calme météo. Si le Tour reste une fantasque machine à distordre le temps, ce qui est plus vrai que jamais à l’orée de septembre (sic), il semble qu’un penchant obscur ait livrés les coureurs à des ennemis invisibles, passifs et remplis de crainte. L’idée du précipice nous pourchasse.

Jamais, de mémoire de chronicoeur, les pédaleurs n’ont paru si désorientés, aussi apeurés collectivement, douteux d’eux-mêmes, presque à la merci de leurs propres démons, dépouillés qu’ils sont des us et coutumes héritiers d’une tradition ancestrale. Pourchassés par le virus depuis le printemps, sans savoir si l’épreuve parviendra à rallier Paris ou s’ils échapperont à la menace d’une exclusion de leur équipe pour deux cas de malade du Covid, nos Forçats d’ex-Juillet viennent de sauter dans l’inconnu et savent qu’ils ne donneront du «sens» à leurs coups de pédale quotidiens qu’un peu plus tard, quand la réalité se sera enfin nourrie des tragédies empruntées aux Illustres. Ou pas.

Ce Tour 2020 ne ressemble à aucun autre. Et pas seulement parce qu'il se soumet à l'angoissante intimidation de la pandémie. Au lendemain d’un jour arrosé, parsemé de gamelles, d’ecchymoses et de fractures en tout genre, le peloton sortait le piolet dominical pour partir à l’assaut de la première étape de montagne. Vous avez bien lu. En somme, à peine le temps de respirer (dans son masque uniquement), et voilà que le Tour conviait nos traumatisés à s’arrimer vers des cimes. De la haute montagne dans le pays niçois, dès le deuxième jour, au-dessus de 1500 mètres. Pas ordinaire, sur le tracé des débuts de la Grande Boucle, jadis dévolu aux routiers-sprinteurs.

De Nice à Nice, pas le choix, les coureurs repartaient pour une boucle, avec une longue escapade dans les montagnes surplombant la cité azuréenne. Au programme, le col de la Colmiane (16,3 km à 6,3%, 1re cat.), suivi du redoutable col de Turini (14,9 km à 7,4%) – et sa descente périlleuse –, agrémentés de quelques bosses à même de sourire à des baroudeurs-puncheurs, avant le col d’Eze (7,8 km à 6,1%, 2e cat.), planté à trente-trois bornes de l’arrivée.

Paralysé vingt-quatre heures plus tôt par un scénario qui lui avait en partie échappé, jusqu’à mettre les mains sur les freins pour dire «stop» à l’hécatombe et reprendre le contrôle de son destin par une sorte de « grève » temporaire qu’il convient de saluer, le peloton se dilata aussi vite qu’une couche de verglas au soleil. Une autre forme de cauchemar. Car nous comprîmes vite, à la faveur d’une échappée matinale qui ne verrait pas les cieux (Sagan, Asgreen, Gogl, Cosnefroy, Skujins, Postleberger, Perez), que certains cabossés passeraient de sales heures. David Gaudu, le lieutenant de Thibaut Pinot, montra par exemple des signes de souffrance au-delà de la normale. Blessé samedi avec son leader, Gaudu fut d’un secours relatif pour ces ascensions inaugurales d’ampleur.

Surtout dans le col de Turini, pourtant mené à un train tout juste sélectif, mais dépouillé à son sommet des spectateurs en raison des restrictions d’accès. Curieuse impression de gâchis. Populaire par excellence et vocation, que devient le Tour sans foule au sommet des cols, sans cette ferveur ouatée et hurlante de son Peuple, sinon la préfiguration odieuse d’une désincarnation historique? Autant l’avouer: même devant les télévisions de la salle de presse, alors que l’air conditionné remplace la moiteur des bords de routes, l’enthousiasme en pâtit. Comme si l’onde des événements en cours ne traversait que partiellement nos corps et nos esprits.

Inutile de préciser que nous guettions le comportement de Thibaut Pinot, dans la tête duquel l’orage grondait toujours. Tant et tant de malédictions sur les routes du Tour, samedi encore. Alors qu’il avait zigzagué toute la journée entre les chausse-trappes et les flaques d'huile rejetées par l'averse sur le bitume niçois, le grimpeur franc-comtois, avait été finalement séché avec d'autres coureurs dans l'emballement final, à trois kilomètres d'une ligne franchie avec une épaule dénudée, la cuisse râpée, le dos perclus et le regard perdu. Dimanche matin, il affirmait au village-départ: «Ca va, j'ai un peu mal partout ce matin mais rien de cassé donc la route continue. Il y a beaucoup de courbatures, j'ai un hématome dans le dos. C'est plus ça qui m'inquiète. Quant au traumatisme à mon genou, j’espère qu’à chaud ça ira mieux…»

Nous eûmes à peine plus d’indications dans le col d’Eze, alors que le maillot jaune, le Norvégien Alexander Kristoff, avait rendu les armes depuis longtemps. Le rythme devint soudain moins effiloché que tendu, d’autant que les Jumbo de Roglic et de Van Aert, grands rivaux des Ineos de Bernal, prirent les commandes et coupa le peloton en deux. Pas de grande bagarre pour autant. Il nous fallut attendre, la mort dans l’âme, regrettant presque les troubles de la veille, le petit col des Quatre Chemins, même pas répertorié.

Comme prévu, Julian Alaphilippe plaça un démarrage tonique, façon virtuose, emmenant néanmoins dans sa roue Marc Hirschi et Adam Yates. Sur la promenade des Anglais, le Français se régala au sprint, dans l’allégresse de la victoire retrouvée, maillot jaune en prime. Un parfum de 2019 parcourut la salle de presse. Un rien exalté, le chronicoeur pensa à René Vietto, monarque du cyclisme azuréen – le «Roi René» de Louis Nucéra –, prodige hors norme, héros romantique et baroque. Au moins, Alaphilippe nous empêche d’écrire que le Tour donne à voir un spectacle inopiné et inachevé, à des murmures clos trahis par les circonstances. Qui s’en plaindra?

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 31 août 2020.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire