Dans la troisième étape, entre Nice et Sisteron (198 km), victoire de l’Australien Caleb Ewan. La Grande Boucle a pris le large par le pays intérieur, avec le souvenir de la mort de Laurent Fignon, il y a dix ans déjà…
Sisteron (Alpes-de-Hautes-Provence), envoyé spécial.
«Il n’y a que deux conduites avec la vie: ou on la rêve ou on l’accomplit», disait René Char. Fils de la mémoire et héritier du temps-long, le Tour, avec ses bordures, ses reliefs et sa mélancolie des cartes hexagonales de salles de classe, honore les vivants mais n’oublie jamais les morts, pour peu qu’ils aient tutoyé les Illustres. Alors que Julian Alaphilippe, descendant direct de cette « folie française », revisite sur tous les tons la bravoure, l’audace et une certaine grandeur de l’imprudence crâne en redessinant l’entr’aperçu d’un monde finissant, le chronicoeur voulut arrêter l’horloge du Tour. Un court instant. Il était 14 heures, entre Nice et Sisteron (198 km), et les 173 rescapés se protégeaient d’une violente averse en quittant définitivement les Alpes-Maritimes, après deux jours à tournicoter autour de la Baie des Anges. La Grande Boucle prenait le large par le pays intérieur, pour retrouver d’autres reliefs. En route vers l’inconnu.
Alaphilippe, vêtu de jaune pour la quinzième fois de sa carrière, nous renvoyait soudain l’image de ces histoires fabulées qui enluminèrent nos nuits d’archivistes. Or, pour le chronicoeur comme pour toute la caravane, ce 31 août n’était pas n’importe quelle date dans le calendrier de l’émotion. Il y a dix ans – déjà – disparaissait Laurent Fignon, terrassé par un cancer. Le double vainqueur du Tour avait cinquante ans – il en aurait soixante aujourd’hui, ce qui serait tellement beau, et si peu à la fois...
Comment ne pas se souvenir de cet horrible été 2010, broyé par la torpeur, nous qui attendions le coup de téléphone fatal, avant que la nuit noire surgisse et avec elle l’intensité de la douleur. Avec l’ami disparu basculait un monde même, une époque, une certaine idée du cyclisme qu’il honora en toute liberté, unique en son genre. Un cyclisme tellurique qui mentionnait l’orgueil et l’honneur dans la souffrance consentie, une haute ambition de la pratique qui n’était pas encore uniquement tournée vers l’ultraprofessionnalisme et l’uniformisation d’un sport faussé par le bio-pouvoir. Un univers où l’on se mesurait encore de face, «à la pédale». Ces mots – avec leur force symbolique d’exagération – ne vous rappellent-ils pas le tempérament d’un certain… Julian Alaphilippe, fort en caractère, raclé jusqu’à l’os par l’impérieuse nécessité d’en découdre, quand et où il le décide?
Les comparaisons ont toujours leur limite. Sauf que depuis dimanche, nous nous rappelons que le Tour 2019 enfanta un personnage à sa démesure, qu’il s’appelle Alaphilippe, qu’il se transforma en héros de Juillet et qu’il redonna du crédit à la tragédie classique de l’exercice. Par lui, avec lui et en lui – flanqué de son apôtre Thibaut Pinot qui manqua d’un rien de saisir la main tendue –, nous avions traversé des territoires d’angoisse en nous enracinant de nouveau dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Le Tour devint presque parfait, retrouvant une sorte de «visage humain» capable de provoquer l’admiration commune. Une sorte de «Vélorution», dont nous souhaitons le prolongement durant ces trois semaines.
L’étape du jour ne fut certes pas à la hauteur de l’exigence. Elle exista. Il y eut l’échappée de trois Français, Perez, qui dut abandonner sur chute tandis qu’il portait virtuellement le maillot à pois, Cosnefroy et Cousin, ce dernier poursuivant seul l’aventure, suicidaire mais vaillante, à plus de cent vingt kilomètres de l’arrivée. Il y eut, au milieu d’un peloton déjà bien éprouvé, des nouvelles rassurantes pour les blessés patentés (Pinot, Gaudu, etc.). Et il y eut vers 17h30, pour achever cette journée particulière, un sprint duquel sortit vainqueur l’Australien Caleb Ewan. Alaphilippe, toujours en jaune, poursuit son périple de feu. Souhaitons qu’il fasse mémoire. Et qu’une forme de destin se pose sur son existence tout court.
Peu avant sa disparition, Laurent Fignon nous confessait: «Objectivement, quand je regarde ma vie, je peux affirmer que j’ai eu la prodigieuse chance de trouver ce pour quoi j’étais doué et de pouvoir en vivre bien, par passion, par plaisir, sans réserve…» Et il ajoutait: «J’aurai cette chance inouïe de partir sans regrets. (…) J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.» Le chronicoeur (1) le sait. Laurent n’aurait pas aimé le Tour en septembre ; ni les premiers tours de roue hors congés payés, ce 31 août également, depuis plus de quatre-vingt ans ; et encore moins l’aseptisation des relations humaines, dépossédées des rapports de force sociaux. En revanche, il aurait vénéré cet Alaphilippe et ce Pinot aussi, qui offrent à la France de la Petite Reine ce qu’elle a parfois de plus beau: le résidu mythique originel à toute vraie légende venue du fond des âges. Le Tour n’existe que pour ce legs. On le rêve, ou on l’accomplit…
(1) Coauteur du livre de Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, aux éditions Grasset (2009).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er août 2020.]