jeudi 21 mai 2020

Esprit(s)

L'«après», la révolution de l'esprit...

 

Incantations. Revenons-y, à la question qui nous hante tous et, plus que toutes autres, conditionne une bonne part de nos débats politiques: «l’après» sera-t-il comme avant… mais en pire? Entre les mots en forme d’engagements la main sur le cœur, les postures façon jeu de piste et les serments d’hypocrites, Mac Macron et ses affidés, sans parler de toute la clique des libéraux médiacratiques ayant soudain vu la Vierge, voudraient tous nous donner l’impression qu’ils se sont convertis à un new deal keynésien mâtiné de marxisme-léninisme de haute ­intensité. «Justice», «­partage», «équité»: méfions-nous des incantations et du «plus rien ne sera comme avant» en tant que genre, sitôt transformé en «tout changer pour que rien ne change» – comme l’histoire nous l’a assez enseigné… De ce point de vue, le Figaro, au moins, ne ment pas à ses lecteurs. Dans une tribune à vocation prédictive, Ran Halévi, directeur de recherche au CNRS, nous explique en effet pourquoi «les professeurs de certitudes sur le “monde d’après» vont être démentis. «Au sortir d’une grande crise, écrit-il, l’espoir de savoir tirer les leçons et de faire perdurer l’esprit de sacrifice et les solidarités qu’elle avait cimentés se heurte tôt ou tard à la grisaille des vieilles habitudes et à de nouvelles épreuves.» Comment lui donner tort sur ce point? Mais il ajoute: «Aux vaticinateurs du “rien ne sera plus comme avant, fait écho le peloton des procureurs qui n’ont pas besoin de tout comprendre pour tout expliquer, puisque la crise valide ce qu’ils savent depuis ­toujours. Leur verdict est sans appel : ovation du corps médical qui brave l’épidémie, proscription des responsables qui n’ont pas su la contenir à défaut de l’empêcher. Et, déjà, des associations d’indignés dressent des listes de suspects et commencent à instruire leur procès politique.» Procès politique ou débat politique? En démocratie, la confrontation lucide et parfois violente évite aussi d’avoir à se dire, un jour, que là où n’existe plus l’empreinte mémorielle d’une expérience précédente, le déni peut continuer d’aveugler jusqu’aux mieux avertis… 

 

Incertitude. Comment ne pas être révolté, à l’image de l’écrivain Pierre Lemaître, prix Goncourt 2013, qui déclare: «Alors, je suis très en colère devant ces gens qui, pendant des années, nous ont donné des leçons et nous ont culpabilisés pour se rendre compte aujourd’hui que le service public qu’on réclamait, on en avait besoin, eux en avaient besoin, et la société plus que jamais en avait besoin.» À ce stade, doit-on croire que, non seulement la pandémie de Covid-19 nous rappelle à quel point l’avenir nous échappe, mais qu’elle ouvre potentiellement, malgré tout, la possibilité d’une véritable révolution de l’esprit? Le philosophe Jean-Luc Nancy pense même qu’elle était déjà en germe, avant, et que, face à la menace écologique et aux multiples crises minant les démocraties, les sociétés industrialisées entrevoyaient un inévitable effondrement. «Sans cette révolution de l’esprit, il ne semblait pas envisageable de rompre avec les logiques du calcul et de la production, au sens où le calcul conduit à sortir de ce qu’Aristote visait comme la quête de la bonne vie – par l’amélioration réfléchie de ce qui existe – et à rechercher l’augmentation, l’accroissement…» Reconnaissons néanmoins que, il y a quatre mois, la conscience de ce danger et de cette fuite en avant du ­capitalisme n’était pas assez partagée collectivement – à commencer par tout là-haut, du côté des puissants (sic) – pour commencer à mettre en œuvre un redressement de la trajectoire. «Comme il n’était pas possible d’imaginer, autrement que sous le régime de l’utopie, une révolution économique et sociale», poursuit Jean-Luc Nancy. La lutte des classes, réelle mais trop assourdie, nous laisse devant une incertitude. Sachant qu’un effondrement possède une vertu, quelquefois: celle de nous refonder. 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 mai 2020.]

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