Usages. Le propos qui suit – quelque peu exalté et probablement irritant pour beaucoup – provoquera sans doute des réactions non moins désapprobatrices. Mais que voulez-vous. À l’heure de la crise sanitaire, sa petite conscience de classe n’a rien à envier à celle, surexposée, des dominants qui s’ignorent, disons plutôt des privilégiés qui s’y complaisent sans avoir l’air d’y toucher. Car, voyez-vous, elles et ils s’assignent à ce rôle sans même s’en rendre compte, avec des mots précautionneux trempés dans les bons usages littéraires sinon les bons sentiments, avouant même, au gré de leur inspiration, l’étrange complexité de leur tâche: raconter leur confinement, à la manière d’un journal intime. Le bloc-noteur, lui-même auteur, ne citera pas les «gens de lettres» auxquels il pense et qu’il a lus parfois avec sidération dans de nombreux journaux et magazines en quête de récits capables d’accrocher le lecteur – louable intention. Un prix Goncourt par-ci, une grande plume par-là, et au final cette désagréable impression de découvrir les pense-bêtes sans intérêt de la classe bourgeoise, litanie de maisons de campagne, de terrains verdoyants et d’herbe verglacée, de pépiements d’oiseaux à la fraîche rosée, de paysages impressionnistes qui témoignent de certaines vies mais ne disent qu’imparfaitement la réalité de ceux pour qui le confinement s’avère une authentique épreuve. En temps de «paix», lire le temps-qui-passe-depuis-nos-nombrils est déjà une sinécure, alors en temps de «guerre sanitaire»…
Égaux. L’une prévient – belle humilité – que tout le monde n’a pas «la chance» dont elle dispose en évoquant son cadre quotidien. Ce mot, «chance»… Comment l’interpréter, quand par lui l’auteure en question voulait aussi signifier: riches ou pauvres, nous sommes tous égaux devant le virus, qui frappe au hasard. Ce n’est pas faux. À un détail près: pendant la pandémie, les plus touchés sont les plus pauvres. Ce sera même la double peine, puisqu’ils en paieront longtemps le prix, après. Et pendant ce temps-là, nous voilà abreuvés de chroniques de l’élite littéraire dans des médias dominants qui donnent la parole à ceux qui en ont toujours eu le privilège. Drôle de moment, n’est-ce pas, alors que soi-disant la France entière honore ses «héros», ces travailleurs invisibles d’hier devenus troupes de première et de seconde ligne d’aujourd’hui? Curieux sentiment, quand un ami résume ainsi la situation: «Les cadres en télétravail, les prolos au front!» Singulière époque, tandis que nous croulons sous les statistiques qui montrent à quel point le confinement ravive des disparités et les inégalités déjà prégnantes dans tout le pays – logement, éducation, accès aux soins, emploi, etc. Au fond, il n’y a donc rien d’étonnant à constater que les réseaux sociaux regorgent, ces jours derniers, de milliers de «posts» indignés ou railleurs devant semblable exposition du «confinement confortable». Pour les «sans» des quartiers populaires ou d’ailleurs, privés de choses élémentaires, et qui constituent la masse du peuple, non, nous ne sommes pas tous égaux face à l’épidémie ! Ici-et-maintenant, la décence nécessiterait de ne pas l’oublier…
Peurs. Ajoutons qu’un journal de confinement, au cœur de cette tourmente historique, ne vaut d’exister que s’il permet de saisir le social et ses fractures encore grandissantes, que tentent de repousser, telles de mauvaises herbes, les solidarités qui montent de partout. Auteurs, racontez cela! Prenez date, comme certains autres le démontrent. Imaginez le futur différent. Transcendez vos propres peurs en découvrant celles des autres. Car, quand tout cela sera fini – à quel horizon? – et que les «moins que rien» de Mac Macron auront retrouvé l’usage de leur corps, ils pourraient bien se rappeler à notre bon souvenir. Et pas qu’avec des phrases.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 avril 2020.]
RépondreSupprimerLa conscience de classe, ça n'est pas forcément d'avoir les mains dans le cambouis. Ou alors, le fascisme des couches les plus modestes, léchant la main du maître, n'existerait pas. Relire Pasolini. Que l'on soit à Dax, Bobigny, Beaumont-le Roger, ou Saint-Tropez, la conscience de classe, c'est celle qui s'efface et souffre pour tous ceux qui n'ont pas les moyens de l'exprimer. Et qui s'efforce de les mettre en mouvement. L'immense Visconti, Prince et communiste, disait ceci, à propos du cinéma et de la caméra : l'artiste, le vrai, pas le faisan, filme un mur, un grand mur vierge. Et de ce mur, brutalement, apparaît un homme. Rien d'autre à ajouter. Amitié.