jeudi 20 février 2020

Intime(s)


Ce que révèle «l'affaire Griveaux»... 

Cas. «La liberté est ce qu’il y a de plus intime, et c’est à partir d’elle que s’élève tout l’édifice du monde de l’esprit.» Cette phrase, prononcée par Hegel quelques jours avant sa mort, résume à elle seule tout le projet du philosophe allemand: penser ensemble la liberté de l’individu et le monde des institutions. Vaste sujet, n’est-ce pas, à l’heure où un candidat à la mairie de Paris, certes arriviste et arrogant, se voit contraint de démissionner à la défaveur d’une affaire de sexe scabreuse, qui en dit plus sur notre histoire politique contemporaine qu’on ne l’imagine. Le «cas Griveaux», qui crée dans notre pays une sorte de précédent, révèle-t-il une étape supplémentaire dans l’inflation de la communication au détriment «de la» politique? De deux choses l’une. Soit nous considérons la faute morale du proche de Mac Macron comme grave – celle d’avoir bâti une partie de son discours sur un mensonge en organisant sa campagne sur lui-même et en se présentant à longueur d’interviews en bon père de famille, etc. – et il devait en effet démissionner. Soit ladite faute nous semble disproportionnée par rapport aux conséquences sur la vie publique, et rien, absolument rien, ni son honneur ni les circonstances qui accablent ses proches, n’aurait dû le pousser à abandonner. Quel message a-t-il envoyé en renonçant? Que la morale privée ne regarde plus chacun d’entre nous, adultes et responsables, et que nous n’en sommes plus comptables seulement envers nous-mêmes, mais dorénavant aux yeux de tous, quelles qu’en soient les raisons. Terrible aveu en vérité.

Exhibition. De là naissent des interrogations qui dépassent le douloureux problème de «sincérité» des hommes publics. Nous ne sommes pas juges mais, avec le recul, n’oublions pas que les «années Nicoléon» sont passées par là, et avec elles, un autre rapport à la politique a émergé de manière brutale. Les modèles, désormais, ne sortent pas vraiment des livres d’histoire, ou alors les très mauvais. Depuis plus d’une décennie, le chaland est invité à s’identifier à des héros faciles, auxquels tout réussit, et à regarder la comédie humaine du pouvoir non plus comme dans les grands romans mais comme un simple roman-photo. Le vote, dès lors, ne dépend que de la force d’identification. À qui la faute, quand «des» politiciens fondent leur stratégie sur l’exhibition de leur intimité, quand ils demandent à être regardés, et donc évalués, à l’aune de ce critère, et plus rarement au nom de leurs idées? Ce que Marx appelait «la résurrection des morts» – les références historiques – servait à sacraliser la politique et les élus, qui ne sont pas des stars mais des représentants du peuple. Dérive fatale, ce modèle imposé qui ne cesse de personnifier à outrance, effaçant le clivage des idées derrière le choc des individus disséqués. Cette instrumentalisation de l’intime devient bien plus que le simple revers d’une société médiatique. Qu’est-ce que l’intime pour que la démocratie elle-même se trouve fragilisée par son dévoiement?

Ego. La société libérale est-elle par nature hostile à l’intimité? Cette question peut sembler étrange, tant la valorisation de l’intime apparaît indissociable de la montée en puissance de l’individualisme. Dès 2008, dans la Privation de l’intime (Seuil), le philosophe Michaël Foessel s’interrogeait en ces termes: «Le libéralisme transforme en choix conscient ce qui s’apparentait à un destin social: l’ensemble des liens qu’il est légitime de nouer ou de défaire dans une vie. L’intime serait donc assimilable à une promesse libérale, tout comme l’égalité juridique entre les individus qui est sa condition institutionnelle.» D’où le privilège accordé au «privé», qui regroupe indistinctement la vie sociale et la vie amoureuse, évaluées toutes deux à l’aune du même critère: celui de la performance. Comme si nous ne parvenions jamais à faire abstraction des normes de la réussite décrétées par la société marchande. Résumons : la médiatisation du pouvoir, perçu comme une aventure personnelle au fil de débats d’ego, dépolitise, tétanise, dégrade. Et la démocratie dans tout cela… 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 février 2020.]

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