jeudi 9 janvier 2020

Langage(s)


Détourner les mots, la marque symbolique de ce pouvoir…

Peuple. Quand vous entendez le mot «peuple», et vous l’entendez souvent, n’oubliez jamais de demander duquel on vous parle exactement, car ce totem sacré sinon pieux, selon l’usage même du langage qui lui est consacré, possède un envers et un endroit. Vous connaissez la formule: «Le gouvernement du peuple par le peuple», que nous pourrions nommer «Démocratie». Selon le lexique grec référencé, qui octroie parfois un surcroît de «mise à distance» approuvée par l’Histoire, deux définitions peuvent se disjoindre. D’abord: demos, soit les habitants d’un territoire, en somme sa population, les gens dits «de peu» par opposition aux personnes détenant les biens, le pouvoir et la puissance d’argent. Ensuite: ethnos, autrement dit toutes les classes d’êtres disposant d’origines similaires, ethniques, nations ou phrasées. Pour résumer massivement – on pardonnera au bloc-­noteur sa cuistrerie –, affirmons que la droite libérale et ses ultras se chargent depuis toujours de l’ethnos, la gauche du demos. D’un côté, la préservation de l’état existant au nom de la réaction et de la nation, sans société et sans lutte des classes. D’un autre côté, la défense du « populaire », afin d’abolir les privilèges et de tendre vers l’égalité de tous. Chacun son creuset, ses tragédies. Et tant pis s’il existe encore des citoyens pour croire et clamer la singularité de la France qui, depuis de Gaulle au moins, selon eux, jouirait pleinement des deux particularités, ce qui aiderait à son aura universelle dans le monde. Notre dépit comporte souvent sa part de naïveté et de fatuité. Mais comme on le dit dans ces cas-là: choisis ton camp camarade, et fixe l’horizon de ton destin choisi!

CNR. Drôle d’époque, n’est-ce pas, celle où paradent sans vergogne ceux qui insultent le langage et pervertissent, profanent, pourrissent le sens de ce qui doit être entendu et compris. Quand certains utilisent donc le mot « peuple », sans réelle définition, au point d’en distordre la réalité, nous ne sommes plus très loin du dépôt de bilan côté salut public et nobles causes à la traçabilité exemplaire. Le pire n’étant pas la langue de la gestion comptable et financière que nous entendons à longueur d’antenne, mais bien quand celle-ci s’empare (sans romantisme aucun) de la nôtre, celle qui construisit de ses mains et ses esprits les combats collectifs émancipateurs. Quand Édouard Philippe, au nom du «peuple», ose déclarer concernant la réforme des retraites: «L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale. (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice», comment doit-on réagir? Surtout quand il ajoute: «Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil national de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après guerre.» Comme en écho, nous ne sommes pas près d’oublier non plus la phrase du sénateur LaREM de Paris, Julien Bargeton, crevant le plafond de l’ignominie en reprenant à son compte une citation d’Ambroise Croizat: «L’unité de la Sécurité sociale est la condition de son efficacité.» Tout est permis, même l’autosuffisance qui prétend incarner la vérité. Où est le «message», derrière la «communication» déjà consommée et consumée sitôt énoncée? Ce type de propos signe la marque symbolique de ce pouvoir, qui dévoie les mots jusqu’à insulter ceux qui les écoutent et savent ce qu’ils entendent. À partir de quand parle-t-on de «propagande»? En l’espèce, s’envelopper dans le CNR alors que tout préside à la destruction froide et méthodique des acquis sociaux du CNR, n’est-ce pas, déjà, la plus sombre des propagandes? «Jamais nous ne tolérerons que soit mis en péril un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès», disait Ambroise Croizat en 1950. Cette histoire, c’est précisément celle du peuple…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 janvier 2020.]

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