mercredi 24 juillet 2019

Tour de France, le monde selon Gap

Fausto Coppi dans l'Izoard.
La Grande boucle, qui fête en 2019 les 100 ans du maillot jaune, est de retour dans les Hautes-Alpes, deux ans après son dernier passage en 2017. Une longue histoire légendaire… sous l’ombre tutélaire du col d’Izoard.

Si le Tour de France reste un monde en réduction qui créée des personnages à sa démesure, il ne serait rien sans sa symbolique des rendez-vous géographiques ritualisés, ce côté pèlerinage, cette traversée en recherche de quelque chose, avec des décors, un contexte et des histoires dont on fait mémoire collective. Ainsi en est-il de la ville de Gap, qui ne doit rien à personne mais beaucoup à la Grande Boucle: ce 24 juillet 2019, le chef-lieu des Hautes-Alpes, accueille l’épreuve pour la trente-huitième fois (en cumulant les départs et les arrivées d’étapes). De quoi donner le vertige. Dans l’art sacré de la Petite Reine, en effet, quelques territoires d’angoisses saisis dans ses limites et ses grandeurs, ses gouffres et ses aspérités, s’enracinent dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Entre le lac de Serre-Ponçon et le briançonnais, Gap est un concentré de nostalgie historique autant que topographique, où se dessine, encore aujourd’hui, les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême. Le Tour de France est ici chez lui. Raison pour laquelle son directeur, Christian Prudhomme, ne mâche pas ses mots: «Quand on sait que le peloton est venu dans les Hautes-Alpes à 80 reprises, tout est dit sur l’importance de cette région magistrale dans la grande histoire des forçats de la route!»

Située sur la route Napoléon qui emprunte le col Bayard au nord, la ville ouvre telle une fenêtre sur un paysage hors norme, terre naturelle des cyclistes. Et pas n’importe lesquels. Ici du moins. «Le Tour de France, c’est le monde selon Gap, raconte l’écrivain Christian Laborde, un Pyrénéen pourtant acharné (1). On ne voit gagner à Gap, préfecture la plus élevée de France, que les lascars de haute lignée. Le 21 juillet 1932, André Leducq remporte l’étape Nice-Gap, et gagne le Tour. Le 5 juillet 1953, Georges Speicher remporte l’étape Grenoble-Gap, et gagne le Tour de France. Et qui, le 22 juillet 1956, remporte l’étape Aix-en-Provence-Gap? Jean Forestier. Il ne gagne pas le Tour, soufflent les grincheux. Que les grincheux s’écrasent, se cassent, disparaissent! Jean Forestier, c’est Jean Forestier. Loué soit Jean Forestier, qui remporte le Tour de Romandie en 1954 et 1957. Loué soit Jean Forestier qui, en 1955, remporte Paris-Roubaix en battant Louison Bobet et Fausto Coppi! Loué Jean Forestier qui, en 1956, remporte le Tour des Flandres. Et loués soient tous ceux qui se déchirent la race pour gagner à Gap, comme Erik Zabel en 1996, ou Rui Alberto Costa en 2013.»
 
Dans le Gapençais, puisqu’on aime voir haut et que l’art de grimper est une seconde nature, l’ombre tutélaire du col d’Izoard se déploie sur toutes les silhouettes aux pédalées orgueilleuses. Pas de Hautes-Alpes sur le Tour sans ce col mythique qui domine l’horizon, franchi à 35 reprises par les Géants de la route ; pas d’aventures mémorielles sans cette escalade de légende, que nous soyons amateurs ou professionnels. «La montagne est le lieu des rhétoriques faibles, explique l’écrivain Philippe Bordas (2). Les figures pâlissent, les effets de style s’amenuisent. C’est l’endroit d’une vérité nue. Les grimpeurs sont les seuls cyclistes qui satisfassent philosophiquement aux conditions de la proposition vraie. Les autres sont plus ou moins des hommes d’enveloppe et des rhétoriqueurs que démasquent les premières pentes de l’Izoard.» Tout passionné le sait: l’Izoard est au Tour ce que la cathédrale de Reims et la basilique de Saint-Denis sont à la royauté française. Le sacre absolu. Ou le trépas.

Par Guillestre (au sud) ou Briançon (au nord), tous les princes de juillet vinrent y chercher l’onction des rois. Bartali, Coppi, Bobet, Merckx, Thévenet ou encore Van Impe le franchirent en tête avant de triompher à Paris. Mais beaucoup n’y connurent que l’extrême-onction et le repos des gisants : comment oublier René Vietto, en 1939, porteur du maillot jaune, pleurant tous ses espoirs perdus sur cette pente caillouteuse et poussiéreuse, dans ce fracas de roches, ne tenant sur son vélo que par miracle en cette chapelle lunaire, vaincu par son ombre elle-même, sous le doigt vengeur du lieu sacré ; et comment oublier les genoux meulés de Cyrille Guimard, qui cédèrent aux portes de la Casse-Déserte, en 1972, laissant Eddy Merckx s’envoler…

L’aventure ne date pas d’hier. Le jeudi 13 juillet 1922, 44 rescapés du Tour s’élancent à 4 heures du matin à l’assaut des Alpes: l’étape Nice-Briançon les invite à gravir deux cols inconnus, celui de Vars, mais surtout celui d’Izoard, «tous les deux aussi hauts que le terrible Tourmalet», écrit l’Auto de l’époque. «Songez, poursuit le journal d’Henri Desgrange, le créateur du Tour, que lorsqu’ils auront franchi le col d’Izoard, ils auront fait dans la journée une ascension totale de 5400 mètres, c'est-à-dire 600 mètres de plus que s’ils étaient montés au faîte du Mont-Blanc.» Depuis, l’Izoard est devenu le temple minéral du Tour, un lieu glorieux où les coureurs veulent affirmer leur domination et chercher leur reconnaissance de champions d’exceptions. En 2017, lors du dernier passage dans les Hautes-Alpes, les organisateurs avaient même octroyé un double privilège au col. Pour la première fois, la ligne d’arrivée était placée tout là-haut pour honorer son exception. Et pour la première fois également, les coureurs traversèrent le site grandiose de la Casse-Déserte sans la présence du moindre spectateur, sur 2 kilomètres. En ce temple minéral, ce ne fut pas pour nos héros un surcroît de répit. Juste un instant de silence intérieur, hantés qu’ils furent, peut-être, par des souvenirs immémoriaux, au moment de passer devant la stèle du souvenir, partagés par Fausto Coppi et Louison Bobet. Mémoire d’Izoard. Mémoire multiple du chaos, des ravines et des rocs. Mémoire d’éboulis calcaires parallélépipèdes et fins, d’où surgissent des pitons cargneuliques, là où les sorcières inorganiques jettent un sort aux champions qu’elles n’aiment pas… Touchant le Graal, le Français Warren Barguil s’était imposé au sommet, pour l’éternité. La petite histoire retiendra que le soir, le héros du jour et toute son équipe couchaient à… Gap.

La Grande boucle, qui fête cette année les 100 ans du maillot jaune, ne revient dont pas par hasard dans les Hautes-Alpes pour deux pleines journées de bonheur dans ces montagnes qui offrent une revanche aux hommes sans chair. Une nouvelle fois, Gap en est l’épicentre. «C’est un très beau signe de reconnaissance que nous fait ASO, la société organisatrice du Tour, en nous associant à nouveau à ces épreuves, assure Jean-Marie Bernard, le président du Conseil Départemental. Les Hautes-Alpes sont une terre de vélo et elles ont un savoir-faire immense en matière d’accueil d’événements sportifs de très grande envergure.» Le prochain vainqueur sera sans doute déjà en jaune à Gap. Mieux, peut-être franchira-t-il en tête le sommet de l’Izoard. Comme le dit l’écrivain Jean-Paul Vespini: «Ceux qui ambitionnent de tracer un sillon profond dans l’histoire du Tour 2019 devront se souvenir que, ici, ils vont parcourir des sentinelles de pierres et qu’ils doivent les respecter, faute d’être châtiés. »
 
(1) Auteur de « Le Tour de France », un abécédaire publié aux éditions du Rocher, 2019.
(2)Auteur de « Forcenés », éditions Fayard, 2008.

[ARTICLE publié dans le magazine Explore, juillet 2019.]

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