mercredi 17 juillet 2019

Pinot promet d’aller « au charbon »

Dans la onzième étape, entre Albi et Toulouse (167 km), victoire de l’Australien Caleb Ewan (Lotto). Ce mercredi, le Tour entre dans les Pyrénées. Après le dramatique coup de bordure de lundi, Thibaut Pinot dit qu’il a « la rage » et affirme vouloir en découdre.

Toulouse (Haute-Garonne), envoyé spécial.
«Je ne connais qu’un devoir, et c’est celui d’aimer», disait Camus. Lorsque nous quittâmes Albi, ce mardi matin, sous une chaleur matutinale qui annonçait une sorte de fournaise prête à craquer vers Toulouse (167 km), nos gorges toujours nouées cherchaient reprise de souffle. La faute aux épisodes antérieurs, qui alimentèrent la chaudière de nos cerveaux pendant la relâche imposée, que nous occupâmes d’une longue réflexion prospective. Curieux, mais la ville elle-même n’était plus la ville que nous connaissions, brillante de mille feux jusque dans les ruelles médiévales, celles des promeneurs affairés, humant les idées du grand Jaurès aux rugissements joyeux. Le Tour des «querelles» et des «questions» était passé par là, s’emparant du chef-lieu du Tarn comme d’une forteresse assiégée. Vingt-quatre heures ne furent pas de trop pour repenser – à défaut de comprendre – les circonstances de la bordure mémorable qui cisailla les jambes de Thibaut Pinot et de quelques autres leaders (Fulgsang, Porte, Uran), lundi soir en vue de la cité albigeoise.

Revenons-y un instant, avant l’entrée dans les Pyrénées ce jeudi, par les cols de Peyresourde et de la Hourquette d’Ancizan, sans parler du chrono individuel de Pau, le lendemain, et de l’arrivée au sommet du Tourmalet, samedi. Trois jours en enfer qui lessiveront bien des certitudes. Ce que savaient pertinemment Thibaut Pinot et son manager, Marc Madiot, qui vinrent s’exprimer au fil d’une longue conférence de presse, lors de la journée de repos. «En lisant les journaux, j’avais l’impression qu’on préparait un enterrement, je vous assure, on est bien en vie, en pleine santé», lâcha Madiot sur le mode ironique, histoire de dédramatiser l’«erreur» stratégique de l’équipe G-FDJ, emportée par le vent – et un maudit rond-point pris du mauvais côté. «Il y a beaucoup de colère, de frustration aussi car on ne le méritait pas, confessa Pinot. On n’avait fait zéro erreur jusque-là. On n’a pas été bons collectivement. Je ne veux pas parler de ce rond-point car… J’ai déjà vécu des bordures, mais celle-là, je ne l’accepte pas.»

Marc Madiot voulut prendre l’assistance à témoin. «On repart à l’attaque, au charbon, assura-t-il. On ne va pas frapper n’importe comment, n’importe où mais quand cela va se présenter. Et cela va se présenter.» Bien que les coureurs ne le sachent pas forcément, la philosophie du Tour se résume à une réflexion conceptuelle et à une manière de pédaler. Y participer consiste donc à orienter sa course selon ce qu’on croit juste. Pinot essaya alors de trouver en lui ce moment où la volonté d’un homme claque la porte et impose son ambition de divorce avec le passé. «Je sais que j’ai les jambes, j’ai la rage, déclara-t-il enfin. Je suis encore sous le coup de la déception, mais le matin du chrono et au Tourmalet, je repenserai à tout ça. Je n’ai qu’une envie, c’est d’être à samedi. Je me suis toujours relevé.» Et dans un couloir, il confirma ces mots du peuple: «Oui, je vais aller au charbon!»

Cheminant vers la ville rose, tandis que quatre fiers (Calmejane, Rossetto, Perez et De Gendt) s’échinaient en vain à tenir le peloton des sprinteurs à distance, le chronicoeur se voulut rocailleux en reconsidérant la figure incarnée de Pinot. La peur, assurément, de voir se confirmer que l’homme sur un vélo ne saurait se contenter de sa perfection mentale. En vérité, sans la force physique comme idéal d’obsession, comment toucher au domaine sacré? Car pendant ce temps-là, les Ineos riaient sous cape. «On voulait pouvoir profiter de toutes les situations possibles», admit le prodige colombien Egan Bernal en analysant les 1’40’’ cédée par le Français. «Il fallait toujours être placé à l’avant et attentif, c’est ça le Tour», renchérissait l’Ecossais Geraint Thomas, en échos à la «faute grossière des FDJ» évoquée par Tom Steels, le directeur sportif des Quick-Step de notre maillot jaune, Julian Alaphilippe, qui ne ménagea pas sa peine dans la réussite de la fameuse bordure. Preuve, la vitesse moyenne hallucinante à laquelle il engloutit les 35 dernières bornes ce jour-là: 56,7 km/h...

Plus que jamais oublieux de l’allure digne, le Tour fantasme sa vitesse hautaine de splendeur. Qu’on en juge. Après la dixième étape, plus de quatre-vingt coureurs pointent déjà à plus d’une heure du premier au général. L’an dernier, au même stade, ils ne se comptaient que sur les doigts d’une main... D’ailleurs, l’arrivée dans les rues de Toulouse confirma l’impression, avec la victoire express de l’Australien Caleb Ewan (Lotto). Cette fois, morne plaine, pas de traquenard tendu. Juste cette banderole entrevue dans le final: «Thibault, rien n’est perdu!» Les supporters français y croient. «Juchés sur leur force prolétaire, les cyclistes vibrionnent», écrivait Philippe Bordas (1). En cette époque du bio-pouvoir et d’ultra-vitesse programmée qui tendent à nous convaincre que la tragédie classique a disparu, le chronicoeur ajoutera que le Tour, en tant que genre, continue de réclamer de la démesure. La «rage» de Thibaut Pinot suffira-t-elle? Mais puisqu’il affirme vouloir «aller au charbon», gageons qu’il y a place, encore, pour un petit bout de mythologie usinée par le courage et l’audace. Plus qu’un devoir, un acte d’amour.

(1)Lire et relire « Forcenés », édition Fayard, 2008.


[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2019.]

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