vendredi 12 juillet 2019

Pinot, Alaphilippe, Bardet: mots et maux du Tour

Dans la septième étape, dite de «transition», entre Belfort et Chalon-sur-Saône (230 km), victoire au sprint du Néerlandais Dylan Groenewegen. Le bon moment pour réaliser une sorte de «premier bilan» de l’état d’esprit de nos trois Français, après la montée vers La Planche des Belles Filles.
 
Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Les étapes dites « de transition » apportent au Tour de France ce que les entractes dispensent aux grands opéras classiques: une courte respiration propice aux échanges, façon «bilan d’étape», quand les mots épuisent déjà les mots et que tout risque d’être remis en cause quelques heures plus tard, dans deux jours, une semaine. Jeudi 12 juillet au petit matin, un confrère osa d’ailleurs résumer la situation: «On s’attendait à avoir des réponses précises dans La Planche, finalement, j’ai l’impression qu’on a encore plus de questions en l’air!» Lors de cette septième étape, entre Belfort (une énorme pensée pour les salariés combattants de GE, ex-Alstom, qui organisèrent une haie d'honneur au départ) et Chalon-sur-Saône, la plus longue de cette édition (230 km) remportée au sprint par le Néerlandais Dylan Groenewegen, nous cherchions matière à récit. Chacun avait fatalement les yeux braqués dans les rétros, ce qui, on l’admettra, peut s’avérer handicapant pour se véhiculer sans danger sur les routes de la Grande Boucle, bariolées et fournies en spectateurs. L’arrivée à La Planche des Belles Filles était passée par là, et avec elle, la course en devenir continuait de vibrer du mystère de ce qu’elle cache toujours. En particulier pour trois de nos Français.


Pour Pinot, « le Tour
commence seulement »
 
Allez savoir pourquoi, mais, en repensant à cette brève et intense bataille des chefs sur les pentes aux parfum d’antan de ce chemin blanc déjà mythique, concassé et damé, le chronicoeur eut alors en tête une citation de René Char: «L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne.» Peut-être fut-ce en entendant Thibaut Pinot, magnifique de puissance et de sérénité, réduire sa performance d’une phrase modestement impressionnante, lui l’enfant du pays que des centaines de supporters attendaient en vainqueur tout là-haut: «Il ne fallait pas non plus se tromper d’objectif, ne pas s’enflammer parce que c’était la Planche.» Cela ressemblait à une vision. Sous-entendu: la conquête du jaune, ce sera pour plus tard. Parfois prompte à prendre inutilement la course à son compte, la formation de Marc Madiot (G-FDJ) ne bougea ses forces qu’au moment opportun, seulement quand le leader incontesté en eut besoin. Ainsi, avec l’aide de son grognard de luxe David Gaudu (un orfèvre dans l’art de la protection), Pinot fut le seul capable de répondre à l’accélération de Geraint Thomas, sans pour autant se bercer d’illusion, voire, plus grave, se cramer avant l’heure. Objectif atteint.


Non seulement le Français résista à l’événement, mais il fit mieux, il le maîtrisa de bout en bout de manière rationnelle, ce qui lui permet de se placer comme le rival le plus proche des Ineos – à 9 secondes de Thomas et 5 de Bernal. Nous sentons le Franc-comtois porté par un objectif hautement supérieur, et prêt, cette fois. En témoigne la confession de son père, Régis, maire du village de Mélisey: «Il s’est vite changé, il est vite parti, car il faut penser à sa santé, déclarait-il à l’Equipe. Il s’est fait avoir une fois, deux fois, il a compris, je pense…» Thibaut Pinot résuma lui-même la situation: «J’avais peur de ne pas répondre présent car tout le monde m’attendait, mais je suis quand même content. Le Tour commence seulement. Je sais que les sensations sont là, je l’ai montré aujourd’hui, je suis avec les meilleurs, c’est le plus important…»  

Alaphilippe se sent « mieux »
que ce qu’il pensait
 
Que sait-on de ses rêves secrets, du lieu où se jouent ses cauchemars? Ne le cachons pas: la symbolique du maillot jaune demeure si puissamment ancrée dans l’âme de tout forçat, que notre Julian Alaphilippe, dépossédé pour six petites secondes (au profit de l’Italien Giulio Ciccone), ressemblait jeudi soir à un gamin désoeuvré. Quoi qu’il advienne désormais, «son Tour» ressemble déjà à une pleine réussite. Seulement voilà, le puncheur capable d’exploits d’un jour a, depuis, muté en leader potentiel sur lequel une grande partie des suiveurs jettent des yeux de Chimène. «Je ne suis pas déçu, j’ai profité, les trois derniers jours en jaune ont été exceptionnels », commentait-il avec sincérité, sans laisser poindre la moindre trace d’amertume. Et pourtant. Avec d’autres circonstances de course vers La Planche, tous les observateurs reconnaissent que le Français aurait conservé sa tunique de feu encore une petite semaine. « Julian s’est très bien battu, je n’en doutais pas, expliqua Franck Alaphilippe, son entraîneur et cousin. Le maillot l’a transcendé, il a juste coincé dans les 150 derniers mètres, il a fini vraiment mort. »

Comment ne pas se souvenir que, avant cette étape de montagne dans les Vosges, beaucoup ne donnaient pas cher du Montluçonnais? Et que personne n’aurait imaginé que, dans le dernier kilomètre, ce serait lui qui tenterait de décramponner tous les favoris du général? Alors les regrets se tissèrent comme des toiles d’araignée, à propos de son équipe Quick-Step si peu armée pour les batailles en altitude qu’elle ne sut jamais garder à distance raisonnable l’échappée fatale dans laquelle figurait Ciccone. « Mon équipe avait couru devant déjà les jours précédents, cela aurait été dur de contrôler pendant une étape pareille, analysa Alaphilippe. Il n’y avait pas grand-chose à faire de plus, avec des ‘’si’’ on peut refaire l’histoire. »

Mais la poignée de secondes qui le sépare provoque quelques fantasmes d’un retour rapide du prodige aux affaires. «On est encore dans une très bonne position pour reprendre le maillot», veut croire Tom Steels, son directeur sportif. Si l’étape vers Chalon-sur-Saône ne s’y prêtait pas, il semblerait que le Français ait coché celle de samedi 13 juillet, avec la traversée des Monts du Lyonnais, qui pourrait lui servir de tremplin avec la distribution de trois bonus de huit, cinq et deux secondes au sommet de la dernière côte avant l’arrivée à Saint-Etienne. L’objectif paraît crédible, sinon évident. Et après? Serait-il sérieux de rêver, nous aussi, à un improbable scénario qui le verrait tenir dans les Pyrénées, puis dans les Alpes? En somme, le Français pourrait-il se transformer grimpeur, bref, en un leader capable de viser le classement général? Avant le début du Tour, Franck Alaphilippe se voulait formel, puisque la question se posait déjà: «Il faudrait qu’il soit capable de se maintenir à un seuil anaérobie (70 à 75% de son VO2 max) de trente minutes à une heure. Cela peut se concevoir, à condition d’entrevoir une autre approche du Tour. Et cela n’a rien à voir avec ce qu’il fait en ce moment.» Sauf que nous ne sommes plus «avant» le Tour. Et Alaphilippe non plus. Ce dernier le clame d’ailleurs: «Je me sens mieux que ce que je pensais.» Alors…  
 
Bardet se dit « revanchard »
après sa défaillance

Le destin diamétralement opposé de Romain Bardet (AG2R-LM), et les tourments qui l’agitent depuis, fige beaucoup de commentateurs. Le chronicoeur n’oubliera pas de sitôt le bloc de marbre qui alourdissait son visage en dedans, jeudi soir peu après l’arrivée. La désillusion fracassait ses nerfs à vif et distordait son regard perdu, qu’il soulevait à peine avant de le laisser retomber dans le vide, ses tempes finement veinées battant la chamade. Victime d’une défaillance significative – assez pour que nous cessions à l’instant même de croire en son étoile –, l’autre Français placé d’office dans la position de «favori» à la victoire finale vit la lumière s’éteindre dans un tel moment de détresse, et en si peu de temps, que l’incompréhension devint le mode de communication quasi officiel de tout son entourage. A commencer par lui: «Je n’étais pas au niveau, répétait-il benoîtement après La Planche. J’en fais le dur et l’amer constat. Je vais essayer de comprendre ce qui s’est passé.» Comprendre: n’est-ce pas trop tard? D’autant que les ultimes hectomètres, plus sévères qu’auparavant, «auraient dû lui être favorables», selon son manager, Vincent Lavenu… Ce dernier ajoutait: «On s’attendait au meilleur, mais Romain a eu une panne de jambes. Le bilan est mauvais.» Et sans doute définitif. Car le débours de l’Auvergnat, deux minutes sur Thomas-Bernal-Pinot, augmentera immanquablement à l’approche des Pyrénées avec le contre-la-montre individuel de Pau. De quoi y voir une sorte de «logique», eu égard à son début de saison, où il a flanché dans toutes ses tentatives, à Paris-Nice (cinquième) comme sur le Dauphiné (dixième), mais aussi sur les Ardennaises, etc.

Meurtri? Vexé? Désabusé? Ce vendredi, au départ à Belfort, il a assuré un court point-presse, comme pour sortir du non-dit, résumable en cinq phrases sèches: «Je suis revanchard car je suis très mécontent de ma prestation. Je ne suis pas venu sur le Tour pour montrer ce visage-là. Je suis déterminé à changer ça, à aller de l'avant. J'ai essuyé un revers hier, j'en prends la responsabilité. Je suis venu pour beaucoup plus que ça sur le Tour de France.» L’orgueil suffira-t-il pour ne pas réitérer «l’acte manqué» du Tour 2018? Le chronicoeur présage qu’un nouvel objectif fourmille dans son esprit: une victoire d’étape. Au mieux… 


[ARTICLE publié sur Humanite.fr]

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