dimanche 14 juillet 2019

Les Bastille du Tour tremblent enfin !

Dans la neuvième étape, entre Saint-Etienne et Brioude (170,5 km), victoire du Sud-Africain Daryl Impey (Mitchelton-Scott). Le coup de force d’Alaphilippe et de Pinot, samedi, prouve que quelque chose a changé dans le cyclisme. Bientôt la fin de l’ancien régime ?

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
«L’homme n’a de frontières que celles de son courage.» Alexandre Vialatte aimait l’humilité de ceux qui savent ce qu’ils sont et ne cherchent pas à contrefaire leurs destins. L’écrivain, meurtri jusqu’à l’effondrement par la débâcle de 1940 (1), passa une partie de la Seconde guerre mondiale dans le Puy-de-Dôme, à Ambert, d’où il partait à vélo pour monter dans le village de Saint-Amant-Roche-Savine, terre élective du député André Chassaigne. A l’évidence, Vialatte n’aurait pas renié le «moment français» de cette Grande Boucle, en ce 14 Juillet, qui visitait justement une partie de son antre-refuge. «Le temps perdu se rattrape toujours, mais peut-on rattraper celui qu’on n’a pas perdu?», demandait-il, avec la malice féconde qu’on lui connaissait. Cette citation en forme de question vint à l’esprit du chronicoeur, alors que le peloton traversait Arlanc, avec en point de mire les Monts du Livradois, au kilomètre 91 de cette étape entre Saint-Etienne et Brioude. Elle résumait assez bien la situation du Tour, qui nous embarque, depuis une semaine, dans un récit totalement affranchi des présupposés du passé.

Si le Tour, dans sa folie, demeurera éternellement cette machine à distordre le temps, ce que nous vivons, ici-et-maintenant sur les routes solaires d’une «francitude» insolente, témoigne de «quelque-chose» d’inédit, que nous ressentons comme une douce intuition mais que nous souhaiterions voir accoucher au plus vite, avant terme. Samedi vers Saint-Etienne, l’état de grâce de nos deux Français, Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot, était tout sauf un rêve déplacé. Nous attendions que cette possibilité même advienne, telle une urgence réclamée, que des Bastille tremblent enfin, avant de tomber. «Le panache et la rage» (les mots d’Alaphilippe) ont provoqué une sorte de tremblement sur la planète vélo. Comme si, par l’audace de la démonstration, tout avait changé. Et que désormais l’essentielles des digues pouvaient lâcher du jour au lendemain – à moins que ce ne soit déjà le cas.


Bien plus qu’une bagarre à coups de secondes, qui ne comptera sans doute plus dans quinze jours, les deux Français ont symboliquement autorisé toutes les métamorphoses dans la manière «d’être» cycliste sur le Tour, délivrant un message massif à leurs congénères: «Soyez vraiment vous-mêmes!» Nous ne parlons pas là d’une simple mutation, mais bel et bien d’une «vélorution» éventuelle, qui signerait la fin de l’ancien régime. Par son comportement exemplaire d’aplomb et de bravoure, Alaphilippe a peut-être ouvert la voie, tendant la main à qui la prendrait. Lui: déjà un peu dans la lumière, quoi qu’il lui en coûte, en sacrifices et risques. Certains autres: encore dans le clair-obscur des petits calculs et des jeux d’équipes aux intérêts sonnants et trébuchants. Avouons-le. Dans le secret de sa très haute ambition du Tour, le chronicoeur espérait – et il le répétait à qui voulait l’entendre – que Pinot en personne saisisse cette main, comme on accepte une offrande, comme on consent à assumer le legs ainsi transmis, pour l’emporter vers de nouveaux cieux.
 
«On a fait du vélo comme on aime le faire», confessa naturellement Julian Alaphilippe, samedi soir. Qui ne prend pas conscience de la portée ontologique de cette phrase ne comprendra jamais l’importance du «moment» dont il s’agit. D’autant qu’il ajouta: «Je sais que je ne peux pas gagner le Tour, même si, parfois, je suis encore capable de me surprendre», ce qui donna encore plus de valeur à sa poignée de main avec Pinot, après leur exploit, sitôt la ligne franchie. Là voici, cette fameuse humilité – qui se transforme toujours en force quand la force reste humble. D’ailleurs, Pinot ne professa rien d’autre: «On va retenter dans les quinze jours qui viennent. Je suis premier des favoris mais ça ne veut pas dire grand-chose, je ne m’attarde pas trop là-dessus. On m’aurait dit ça il y a une semaine, j’aurais signé tout de suite. Mais il y a les Pyrénées, le chrono la semaine prochaine, tout va vite changer.»

Changer: le verbe en vogue. Ce dimanche ne dérogea pas à la règle édictée par des sans-culottes novices, pédaleurs de l’utile. Quinze échappés semèrent eux aussi la révolte et donnèrent tort, comme la veille avec Thomas De Gendt, à ceux qui continuent d’annoncer «la mort» des baroudeurs. Ce groupe se disloqua bien avant l’ultime côte de Saint-Just, la bien nommée, plantée tel un drapeau bleu-blanc-rouge à 13 kilomètres de Brioude, patrie de Romain Bardet. Le Sud-Africain Daryl Impey (Mitchelton-Scott) remporta le bonnet phrygien du jour, tandis que les favoris, quinze minutes derrière, décidèrent de s’observer en s’arrachant de douces grimaces. Une sorte de guerre de position assez significative, conduite par les Ineos, qui justifiait l’idée que les hostilités reprendraient tôt ou tard – la Liberté guidant ceux qui oseront la suivre. Parfois, le Tour est une épreuve de surface qui plonge ses racines dans les grandes traditions frondeuses de son pays. Vialatte l’écrivait: «On suit toujours le sens de l’histoire quand on la pousse devant soi.» Une formule taillée pour Alaphilippe et Pinot… 
 
(1) Vialatte relatera cette expérience dans son poignant roman «Le Fidèle Berger» (Gallimard, 1942).

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2019.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire