(Sur la route du Tour.)
En ciblant le cœur, on touche le cœur de cible. La Belgique n’est pas un pays de vélo pour rien et quand le Tour – qui a de la mémoire – y ricoche avec ardeur, rien n’apparaît hostile, désaccordé, à l’état d’esquisse. Surtout cette année, date anniversaire (1969) du premier triomphe de l’astre solaire de juillet, Eddy Merckx, pour lequel des mots fiers, suppliés d’emphases et engorgés d’amour ont bullé de toutes les lèvres bruxelloises à l’heure d’une commémoration incarnée par le plus impressionnant des forçats de l’histoire. La Grande Boucle, bonne élève d’un temps lointain aux contours surannés qui dessinaient encore des cartes géographiques de salle de classe, a livré les clefs de sa propre gloire à l’un de ses fils préféré. Une véritable âme de fond. En Belgique plus qu’ailleurs, où nous échangeons volontiers le présent contre des souvenirs, la mélancolie cycliste constitue les êtres.
Ainsi, qu’on pardonne au récipiendaire quotidien un trait d’affliction, à moins que ce ne soit, au bout de trente Tours dans sa musette, de l’amertume. Quand les Robocop d’Ineos (ex-Sky) s’élancèrent les premiers dans le contre-la-montre par équipes, tentant d’atténuer la pesanteur terrestre d’un parcours pourtant cantonné au centre de Bruxelles (27,6 km), une pensée assez sournoise venait de jaillir: «Qu’ont-ils donc de Merckx, ceux-là?» Ou plus exactement: «Portent-ils traces du moindre héritage?», sinon celui, à l’évidence, de vouloir transformer tout adversaire en simple feudataire de la course. Absurde, n’est-ce pas, de vouloir comparer le plus grand crack (pour l’éternité) avec ces freluquets mangeurs de topinambours à la peau diaphane et aux muscles asséchés sur des kilos manquants?
Merckx 1969: traumatisé sur le Giro par un contrôle antidopage positif décrit comme une machination, le Belge arriva sur le Tour en décidant d’humilier ses adversaires. Celui qu’on nommera à la fin de ces trois semaines «le Cannibale» remporta six étapes et posséda plus de dix-huit minutes d’avance au général – un écart jamais vu depuis dix-sept ans et jamais réédité –, plus ceux des classements de la montagne, par points et du combiné. La concurrence avait compris. Poulidor déclara: «Ce Merckx, il faudra l’abattre, si nous voulons encore gagner notre vie convenablement.» Cité par Le Monde, l’écrivain Philippe Bordas voit dans cette volonté de tout gagner, de janvier à décembre, environ 130 courses dans la saison, un «titanisme impérial, une manière ontologique de la bourgeoisie : amasser jusqu’à la folie, thésauriser, et faire des affaires». Dix ans plus tard, le Belge aura accumulé 525 victoires, dont 5 Tours de France, 5 Giro, 1 Vuelta, 3 championnats du monde, 28 classiques (incroyable!), 3 Paris-Nice, 1 Tour de Suisse, 1 Tour de Romandie, 1 Dauphiné, des critériums, des kermesses bières-saucissons, etc. Autant d’exploits permanents qui résonnaient souvent comme des modèles d’actes gratuits, sans autre mobile que de collectionner les titres dans son musée intime. L’épopée versifiée d’un héros du siècle, gêné ces derniers jours par les excès d’éloges déversés sur sa légende. «C’est trop et ce n’est pas moi, glissa-t-il poliment. J’ai été un champion, pas un phénomène.»
Face à cette parlote compensatoire dépourvue d’émotion qui circule en boucle sur le Tour, Merckx-le-silencieux ne dit rien ou pas grand-chose des passagers actuels de la modernité, dont certains débarquent sur l’épreuve avec moins de trente jours de courses dans les jambes. Un autre monde ; inutile de le qualifier de «nouveau». Il suffisait de regarder l’équipe (Jumbo) du porteur du maillot jaune, Mike Teunissen, pour s’en rendre compte, dans ces ondulations programmées qui partaient des reins où se perdaient les chocs: chrono impérial et victoire d’étape, à plus de 56 km/h de moyenne. Ou convenait-il de scruter la bande ex-Sky de Geraint Thomas et Egan Bernal, dépouillée ou non de leur quadruple vainqueur Chris Froome, qui entendaient au moins frapper les esprits. Objectif à peu près atteint. Avec Kwiatokowski, Poels, Castroviejo, Moscon ou Van Baarle, tous d’aspirants leaders n’importe où ailleurs, l’armada britannique, deuxième du contre-la-montre, ne renoncera pas de sitôt à la domination sadique d’étouffer progressivement les prétendants, à défaut de les atomiser façon Cannibale.
Longtemps considéré comme «le mal français», l’exercice groupé s’avéra, cette fois, moins catastrophique. Si la formation (ALM) de Romain Bardet perdit, comme prévu, près d’une minute, la bonne surprise nous vint de celle de Thibaut Pinot (G-FDJ), qui ne concéda que onze secondes. Une performance propice aux frissons d’espoir et à l’analyse froide. Pinot expliqua: «J’avais prévenu que nous avions l’une des meilleurs équipes cette année… voilà, on l’a montré.» Dura lex, sed lex: «Dure est la loi, mais c’est la loi.» A Bruxelles, le chronicoeur osera néanmoins écrire: «Dura lex, sed Merckx». Avec le Tour au coeur, la vie n’est parfois qu’un souvenir, tissé de ce que le souvenir peut avoir de palpitant.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2019.]
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