jeudi 19 juillet 2018

Thomas repeint en Sky la trilogie classique

Dans la douzième étape, entre Bourg-Saint-Maurice et l’Alpe d’Huez (175,5 km), nouvelle victoire du maillot jaune Geraint Thomas (Sky), qui se comporte de plus en plus en leader. Il s’agissait de la plus belle étape de montagne, avec trois grands cols hors catégorie.

Alpe d’Huez (Isère), envoyé spécial.
Tout de nerfs et de cernes, le peloton s’étirait déjà en lambeaux et nous voyions clairement à travers depuis un moment. Devant, derrière, un peu partout, un dialogue spumescent et halluciné courait de bouche en bouche, chacun pensant maladroitement à part soi. Un train fou, absolument démentiel, que seule la quête de gloire ou d’absolu, dans les tréfonds des âmes grisées, peuvent expliquer par sa logique furieuse et ambiguë. Les 162 rescapés du Tour attaquaient à peine la première difficulté du jour, le mirifique col de la Madeleine (25,3 km à 6,2%, 2000 m, HC), que nous dûmes nous frotter les yeux pour tenter d’y discerner une logique autre que la vérité nue de la montagne sacrée. Cet art singulier que les Illustres nommaient jadis «l’art de grimper», surgi d’une pure définition. Survivre par la performance, ou trépasser dans la faiblesse. Pas de rhétorique en mode mineur.

La plus belle étape, assurément, entre Bourg-Saint-Maurice et l’Alpe d’Huez (175,5 km), avec la Madeleine avalée sous une chaleur de plomb, la Croix de Fer (29 km à 5,2%, 2067m, HC) et la montée vers l’Alpe d’Huez (13,8 km à 8,1%, 1850 m, HC). Du grand classique référencé. Une haute trilogie, dont le phrasé emprunte à l’histoire mémorielle. Attaquants éphémères, vingt-six courageux avaient choisi de se détacher, au décours des lacets, offrant un surcroît d’amour aux fiévreux. Que des noms dignes d’exploits (Kruijswijk, Valverde, Zakarin, Nieve,  Majka, Van Garderen, etc., et pas mal de Français, Latour, Barguil, Alaphilippe, Rolland…). Un ferment sacrificiel et de prouesses pour rien couvaient sous leurs casques ajourés, tandis que, trois minutes plus loin, le gros de la troupe des favoris menait un rythme de régence élevé. Au royaume absolutiste des Sky, les jambes des forçats deviennent des mécaniques qui réduisent les épopées versifiés. Quand la part du cœur se réduit, que subsiste-t-il d’étrange dans leurs corps évidés pour ne pas s’effondrer?

Depuis le coup de force des Sky, mercredi, tempête sous les crânes. L’aisance de Geraint Thomas pour s’emparer du maillot jaune additionnée à la tranquillité de Chris Froome dans l’effort violent avaient dissipé les doutes.
Le valeureux irlandais Dan Martin (UEA) en expliquait les ressorts: «Les Sky érige une barrière psychologique chez leurs adversaires, qui, forcément, ont peur d’attaquer.» Mais qui, derrière les masques de la réalité, crée un style sous l’égide de la peur? Les adversaires oscillaient entre fatalité et résignation. Ce jeudi, constatant que l’armada britannique régulait d’une pédalée ferme une partie de la terrifiante ascension du col de la Croix de Fer, le chronicoeur se résolut à croire que la course était pliée et qu’aucun vrai problème ne viendrait de la concurrence. Une seule question subsistait encore : Geraint Thomas, qui se comporte de plus en plus comme un leader, résistera-t-il à Chris Froome? En somme, quelle stratégie adoptera l’équipe de Dave Brailsford dans le secret de leur domination sans partage? La réponse paraissait évidente, dans la bouche même de Thomas: «Froomey est évidemment toujours le leader de notre équipe car il a gagné six grands Tours, disait-il mercredi soir. Pour moi, quoi qu’il arrive maintenant, c’est un Tour réussi. Si je peux terminer sur le podium, ce serait formidable. Froomey reste notre meilleure carte. Je ne vais pas faire exprès de perdre du temps pour qu’il prenne le maillot, mais si on me demande de rouler pour Chris, je le ferai.» Même accouchés par tourments, les mots ont un sens.

Après un éboulement d’abandons (1), il fallut assister à la trentième montée des fameux vingt-et-un virages de l’Alpe d’Huez pour suspecter la véracité de ces propos. Cette montagne inesthétique mais mythifiée par le cyclisme contemporain, demeure pour jamais associée à Fausto Coppi qui, en 1952, fut le premier triomphateur d’une arrivée au sommet, surplombant de sa classe les hommes amalgamés aux apesanteurs d’en bas. Dans ce décor si «ouvert» à l’amoncellement des spectateurs qu’il ressemble à un stade à ciel ouvert, nous assistâmes au cavalier en solitaire du Néerlandais Steven Kruijswijk (Lotto), unique indemne de l’échappée. En vain.

Côté favoris, le groupe s’était élimé à une dizaine d’unités. Quand Romain Bardet (AG2R-LM) plaça une accélération, nous pensâmes à une volonté d’illusionniste. Puis ce fut Chris Froome, qui s’installa dans ce petit dodelinement de moulin à vent, sur les talons duquel revinrent Geraint Thomas, Tom Dumoulin, Bardet, puis Mikel Landa. Hallucinante scène: ces hommes se retrouvèrent en suspension, dans de longues séances d’observation. Statu quo pour le général, ne restait plus que la violence de la victoire d’étape à se disputer, dans une ambiance électrique faite de bordées d’injures et de tentatives de coups à l’endroit de Chris Froome. Haine inutile, le quadruple vainqueur ne triompherait pas. Comme la veille, Geraint Thomas, lui aussi copieusement sifflé, s’imposa sans réfléchir, en patron adoubé par les circonstances. A aucun moment nous ne vîmes la moindre mollesse dans la voussure de ses épaules. Le chronicoeur, lui aussi tout de nerfs et de cernes devant tant d’orgueils projetés, y perçut une piètre œuvre sur des monts historiques. A tort?

(1)Uran, Gallopin, Greipel, Gaviria, Groenewegen, etc., auxquels il faut ajouter Cavendish et Kittel, éliminés la veille.

 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2018.]

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