jeudi 24 mai 2018

Boccanera(s)

Un polar vif et enjoué de Michèle Pedinielli. Ou comment lire Nice autrement. Avec engagement et humour…

Nice. «J’aime le rouge, c’est ma couleur.» Ainsi s’exprime Ghjulia Boccanera, alias «Diou» pour les intimes qui peuplent son environnement proche, une détective privée d’origine corse comme vous n’en avez jamais lu, capable d’assumer ses névroses de quinquagénaire tantôt exubérante, tantôt taciturne, ses nuits blanches, ses béquilles pharmacopées quotidiennes, ses shoots à la caféine, ses lubies, ses passions radicales pour sa ville de Nice, ses éternelles Dr. Martens ou sa Vespa rouge, qu’elle surnomme sa «guêpe», et, surtout, sa détestation du monde tel qu’il devient, qui broie les humains solidaires et nuit gravement à l’urbanisme des vieux quartiers populaires qu’elle adule: «Ça ne va pas durer, les spéculateurs vont encore gagner et s’emparer de ce bout de ville pour le transformer en terrain de jeu dans la norme pour trentenaires pleins d’avenir.» Ghjulia Boccanera enquête comme elle vit. Avec engagement. Et si elle ne se situe jamais du côté du manche ni des puissants, elle éveille en nous ce qu’il y a de plus précieux dans un personnage romanesque: de la complicité. Voilà une «privée» aux méthodes singulières, dont l’univers mental paraît nôtre, immédiatement. Quelqu’un de la «famille» choisie, en quelque sorte, que nous comprenons (et soutenons) par ses agissements, ses doutes, ses intuitions, ses erreurs. Ses idées aussi, qui dictent la somme de ses actes. D’autant que, en l’espèce, l’intrigue ne relève pas du prétexte. Elle irrigue au contraire la narration au service exclusif des personnages (l’essentiel) qui sédimentent et charpentent le suspense. L’histoire? Un ingénieur homosexuel est retrouvé sauvagement assassiné dans sa villa. Les policiers pensent à un crime sexuel. Pas «Diou», recrutée par l’amant de la victime afin de retrouver le criminel. De meurtres en rebondissements, l’héroïne nous entraîne dans les fracas de ses investigations, sans jamais tourner le dos à cette humanité trop sortie de ses gonds à son goût, quitte à se mettre en danger physiquement…

Empathie. Avec «Boccanera» (Éditions de l’Aube, 210 pages), Michèle Pedinielli, dont il s’agit du premier roman, signe un polar vif et enjoué, moins léger qu’il n’y paraît, parvenant même, dans les relâchements du genre et de l’écriture, à jouer avec les pièges des clichés sans s’y abîmer. En toile de fond, l’envers et les travers de cette grande cité du Sud vampirisée par les touristes.
Entre mafia et corruption, extrême droite identitaire et libéralisme financier, réfugiés syriens et cabarets de travestis, vieilles ruelles et ancienne partie ouvrière du port de Nice, l’auteur réussit le tour de force d’une étonnante et scrupuleuse auscultation de la ville, mêlant tous les sentiments propices à notre époque. Désespoirs de ne plus s’y retrouver pleinement, et combats collectifs quotidiens pour préserver ce qui doit l’être à l’heure de la marchandisation des lieux de vie… Michèle Pedinielli sait de quoi elle parle. Niçoise et journaliste, elle teinte ce premier polar d’une telle autodérision que certains pourraient confondre l’auteur avec son personnage féminin fort. Récit à la première personne, «Diou» nous tient en effet par la gorge en usant d’une double arme redoutable: l’humour et l’indignation, deux formes politiques de déconstruction active, qui évitent, du moins en littérature, les jugements de valeur à l’emporte-pièce. Épaulée par sa communauté d’amis (attachants et burlesques) et évoluant toujours aux abords de la marginalité (est-ce là une condition pour gagner sa liberté?), «Diou» provoque l’empathie. De quoi la suivre jusqu’en enfer, à moins que ce ne soit jusqu’au pays des rêves. Le bloc-noteur s’est laissé prendre par l’aventure de cette enquêtrice sans enfant qui s’assume, par ses facultés de déduction et par son caractère en acier bien trempé. Ou comment lire Nice… autrement.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 25 mai 2018.]

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