lundi 21 novembre 2016

Soulèvement(s): l’imagination, les peuples, les poings dressés…

L'art de la révolte: une expo magistrale au Jeu de paume...
 
Imagination. Les tempêtes ne se lèvent pas seules. Avec elles, la pesanteur se renverse et, en se renversant, nous sommes nous-mêmes cloués au sol, puis, une fois au sol, deux attitudes s’offrent à nous pour le meilleur ou pour le pire: la résignation, disons une forme de soumission; ou la révolte, que nous pourrions nommer «soulèvement». Se soulever: comme une tempête se lève. Se soulever : pour renverser les tempêtes. Se soulever : pour inverser l’ordre des choses, mettre le monde sens dessus dessous, extirper le temps hors de ses gonds, pour que l’histoire, de Hugo à Einstein, change de base, que ses éléments se déchaînent… Chers lecteurs, courez voir «Soulèvements», au musée du Jeu de paume, à Paris (jusqu’au 15 janvier 2017), et vous comprendrez que, parfois, l’art conceptuel bien pensé peut toucher à l’intelligence progressive de façon assez magistrale. Le commissaire de cette exposition étonnante n’est autre que le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui nous propose une sorte d’atlas poétique de la révolte au fil d’un parcours initiatique séquencé en cinq chapitres à l’impact visuel considérable, mêlant des médiums de toutes origines – photographies, films, sons, dessins, affiches, textes, collages… –, de la Révolution française aux printemps arabes, en passant par la Commune de Paris, le combat des Mères argentines de la place de Mai, les luttes anti-apartheid ou encore, bien sûr, Mai 68, etc. Pourquoi se soulève-t-on? Et comment? Georges Didi-Huberman se gardera bien d’affirmer que l’exposition répond à ces questions. Pour lui, néanmoins, le soulèvement procède d’«un geste sans fin, sans cesse recommencé, souverain comme peut-être dit souverain le désir lui-même». Le soulèvement naît de l’imagination personnelle ou collective, fût-ce dans «ses caprices ou ses disparates», disait Goya. Dès lors, depuis un désastre réel ou une envie profonde de changement, l’imagination subversive soulève des montagnes. Car l’imagination, c’est du désir. Et le désir, c’est de la vie. Et la vie, c’est toujours la réouverture des possibles.
 
Envie. Donc, se soulever: ou jeter au loin les fardeaux qui nous entravent. Essayer du moins. Briser le présent, le tordre. À coups de marteau, comme le voulait Artaud. Tendre les bras ouverts côté futur. Résister. Espérer. Donner un crédit idéologique, au prix de sacrifices…
Et soudain, que faut-il? Des mots. Des phrases pour dire tout cela, le chanter, le penser, le discuter, l’imprimer, le transmettre, le philosopher et le théoriser, enfin le crier à la face de l’humanité tout entière. S’il suffit souvent d’un rien pour lancer «un» ou «le» mouvement, comment s’étonner que ce soient les poètes qui se situent la plupart du temps «en avant» de l’action elle-même, comme Rimbaud durant la Commune? «En amont les romantiques, en aval les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, etc., auront mené de poétiques insurrections», lit-on. Des fiertés prolétaires magnifiées au Mexique, aux révolutionnaires saisis en plein vol sur les barricades de 1848 (Courbet), aux grèves des usines Citroën de 1938 (Willy Ronis), ou aux bras qui se lèvent pour les droits civiques des Afro-Américains avec les Black Panthers, ce sont autant de destins qui refusent l’abattement. Chacun ses manières, chacun ses poésies, mais un trait commun: n’être jamais «loin de l’histoire», puisque «l’histoire» se fait ici-maintenant et qu’il y a toujours «de la» poésie dans les tracts tendus, depuis la feuille de protestation (René Char et les ciné-tracts) jusqu’aux résistances numériques d’aujourd’hui, de la poésie dans les slogans pour s’embraser, manifester, inventer un nous collectif et s’inventer soi-même. Après avoir vu «Soulèvements», croyez-nous, vous ressortez place de la Concorde dans un Paris différent. Avec un plein d’envies. L’envie de. Le désir de. Avec en vous ce petit tremblement de terre par lequel tout re-devient envisageable, quoique jamais totalement prévisible, hélas.
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 18 novembre 2016.]

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