Andorre Arcalis, envoyé spécial.
Le chronicoeur, qui n’aspire encore à son Tour que pour
rejoindre en silence cette passion qui manque à toute passion, a ressenti
faussement, hier, perdu dans les lacets des cols pyrénéens d’une splendeur
ensauvagée, quelque chose de hautement supérieur capable d’embellir son amour
du vélo. D’abord, un théâtre propice à l’explosion de la vue, des cimes
alentours cisaillant le profond d’un ciel bleu ourlé de légers nuages blancs,
aux façades des maisons en pierre, opulentes de bout en bout, qui ne faisaient
qu’une et se découpaient comme un décor d’opéra défiscalisé. Ensuite, une
chaleur si étouffante que trouver souffle réclamait sacrifice. Enfin, et
c’était là l’essentiel, une topographie cycliste plutôt imaginative qui
offrait, après deux premiers jours à tournicoter chez la déesse Pyrène, des
cols pour certains inédits, cinq en tout, et une arrivée au sommet. Entre
Vielha Val d’Aran et Andorre Arcalis (185,5 km), nous tutoyions, pas de doute,
l’étape reine. Mais la règle à calculs était-elle vraiment assortie de
sentiments, de quoi affectivement s’identifier?
Vous connaissez la formule consacrée: «Ce sont les coureurs qui font la course.» La Grande Boucle, saisie dans ses limites et sa grandeur, n’échappe pas à la règle. Personne ne passe au-dessus de son temps, ni les prophètes, ni les champions d’exception. Alberto Contador ne nous démentira pas. Depuis sa chute en Normandie, l’attente du débarquement le guettait. La souffrance fut cette fois trop forte. A cent kilomètres du but, l’Espagnol, double vainqueur, monta dans une voiture de son équipe Tinkoff, arracha un dossard invisible d’un geste fier, lassé de crocher dans le désastre. Abandon. Sa bouche était indécise et molle, le menton fuyant, le nez camus, les mots rares. Dans la petite lucarne, nous découvrîmes même que ses yeux louchaient, un peu trop pour qu’y affleure un soupçon de dramaturgie. Un pied dans une tristesse muette, étrangement, son corps se refusait aux pleurs visibles pour ne pas s’effondrer. A 33 ans, le vélo ressemble pour lui à un brouillon, une emphase atrophiée, une épure meurtrière dans toute sa froideur biologisée.
Vous connaissez la formule consacrée: «Ce sont les coureurs qui font la course.» La Grande Boucle, saisie dans ses limites et sa grandeur, n’échappe pas à la règle. Personne ne passe au-dessus de son temps, ni les prophètes, ni les champions d’exception. Alberto Contador ne nous démentira pas. Depuis sa chute en Normandie, l’attente du débarquement le guettait. La souffrance fut cette fois trop forte. A cent kilomètres du but, l’Espagnol, double vainqueur, monta dans une voiture de son équipe Tinkoff, arracha un dossard invisible d’un geste fier, lassé de crocher dans le désastre. Abandon. Sa bouche était indécise et molle, le menton fuyant, le nez camus, les mots rares. Dans la petite lucarne, nous découvrîmes même que ses yeux louchaient, un peu trop pour qu’y affleure un soupçon de dramaturgie. Un pied dans une tristesse muette, étrangement, son corps se refusait aux pleurs visibles pour ne pas s’effondrer. A 33 ans, le vélo ressemble pour lui à un brouillon, une emphase atrophiée, une épure meurtrière dans toute sa froideur biologisée.
Les vingt échappés du matin, dont un Thibaut Pinot
persévérant, s’échinaient encore à l’avant, et venaient de quitter le Val
d’Aran, après le franchissement de deux cols de première catégorie très
roulants (Port de la Bonaigua, Port del Canto). Comptant plus six minutes de
retard, puis dix, le peloton des favoris lambinait sévère, comme si
l’exploration des étapes précédentes avait entamé leur volonté. Vendredi et
samedi, les rescapés avaient en effet arpenté dans tous les sens les montagnes que
les rares habitants des débuts du Tour nommaient «le Cercle de la Mort», cette
région de pics coincée entre Peyresourde, Aspin et Tourmalet, avec ces histoires
de lutins à dormir debout. Alors qu’il restait encore trois difficultés
majeures, nous nous creusâmes les méninges. Y aurait-il un cône de
convergence entre les équipes surpuissantes, dans leur volonté de régenter
l’ordinaire? D’autres se révolteraient-ils, jusqu’à l’émergence d’une convergence
des luttes?
La veille, nous avions assisté au «spectacle»
Christopher Froome en descente, se jetant à corps perdu dans un exercice
d’équilibriste, à cheval sur son cadre, moulinant à vide comme un gamin sur un
tricycle lancé à pleine vitesse par une main fourbe. Hier, que nous réserverait
le Britannique? Que se cachait sous la peau diaphane aussi fragile qu’un antique
parchemin, fût-il teinté de jaune? Les Sky en force menaient le train,
tout en contrôle, quand le terrifiant mais bref col de Belxalis se profila (6,4
km à 8,5%), que nous avions repéré trois heures plus tôt, calant presque dans
les virages, ce qui nécessiterait des braquets de 39x32! La réalité
n’était plus que pente cruelle, d’où n’émergea pourtant aucune vérité. Il
fallut attendre Ordino, l'une des sept paroisses de la Principauté d’Andorre, où
la route montait progressivement en direction d'Arcalis, pour glaner un peu d’adrénaline
faute de véritable passion. Seule surprise: une pluie d’orage tomba drue,
accompagnée d’un déluge de grêle dantesque et surréaliste. A l’avant, Pinot, trop
inconstant, se piégea tout seul et laissa s’envoler le Néerlandais Tom Dumoulin,
qui traça à grandes expirations son sillon dans la détrempe.
A l’arrière, Christopher
Froome maîtrisa Quintana et les autres, et endormit tout son monde. Ce ne fut pour
lui qu’une formalité, comme les fonds d’images déjà répertoriées. Le
chronicoeur ne cacha pas sa tristesse et sous les trombes d’eau, il pesta devant
tant de passivité collective. Puis il enragea en silence. Ou pas.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2016.]
Merci pour ces moments de lecture littéraire, qu'on ne trouve plus dans la presse française...
RépondreSupprimerMICHEL