lundi 27 juin 2016

Classe(s): les ouvriers sont de retour

Pour la classe ouvrière, la colère ne l’emporte-t-elle pas sur la peur?

Ouvriers. Normal Ier a un problème. Un gros problème à la fois théorique et idéologique qui en dit long sur le sens même de sa filiation politique. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, nourris à l’antimarxisme primaire, secondaire et tertiaire (croyez-nous sur parole), il a imaginé un peu vite, et sans doute de bonne foi, que la classe ouvrière – oui, oui, la classe ouvrière – s’était volatilisée avec le temps, émiettée et atomisée façon puzzle à la faveur du morcellement du monde du travail – sous-traitances, filiales, individualisation des parcours, externalisation, etc. Reconnaissons que tout pouvait donner raison aux contempteurs d’une économie sociale réinventée, disons à visage humain sinon en forme de socialisme, toutes les expériences ayant échoué, çà et là. Les ouvriers n’étaient plus la force motrice pouvant entraîner, par elle-même et par capillarité, un changement de base. Et puis, en ce printemps inédit, de mobilisation en mobilisation, de grèves en évolutions, des cheminots, des raffineurs, des électriciens, des employés de toutes fonctions, du public ou du privé, se sont rappelés au bon souvenir des oublieux en prouvant que la classe ouvrière restait un processus pertinent. Avouons-le: même nous avions tendance à en rejeter non pas l’idée mais le potentiel. Que voyons-nous, en effet? Du nombre, de l’unité, de la citoyenneté, des votations, de l’organisation, de l’interprofessionnel… Le philosophe Jacques Bidet l’expliquait l’autre jour dans Libération: «La bataille en cours est historique. On tente de se dire, là-haut, que ce n’est qu’un mauvais moment à passer, une conjoncture à affronter. Mais les conjonctures ne sont pas des faits du hasard, elles ont à voir avec des réalités structurelles têtues. Il n’est pas facile de tuer un syndicalisme de classe.»
 
Révoltes. Longtemps après les révoltes de 2005 dans les quartiers populaires, nous nous sommes interrogés légitimement sur le sens de cette colère explosive, impossible à canaliser dès lors qu’elle commençait à s’exprimer. Sans doute cette révolte avait-elle pu aider une partie de la jeunesse ghettoïsée et stigmatisée à passer de la honte à la fierté d’être du «9-3», des Minguettes ou d’ailleurs, mais la violence assez muette et souvent autodestructrice de ce mouvement spontané avait-il trouvé à s’inscrire dans un mouvement social d’émancipation ascendant ? Depuis dix ans, nous avons, hélas, la réponse. À l’époque, il nous est même arrivé de penser (qu’on nous pardonne) que cette expression de révolte n’était ni ludique, ni sacrée, ni idéologique, mais quelquefois structurellement liée à la seule consommation. Écririons-nous cela encore aujourd’hui, alors que des convulsions agitent – enfin et vraiment – le corps social? Le capitalisme, certes, continue de secréter de la violence et de la peur haute dose, mais, ces temps-ci, la colère ne l’emporte-t-elle pas sur la peur? Et quand la vraie colère, raisonnée et pensée, domine, ne débouche-t-elle pas, souvent, sur un objectif politique? Le 2 décembre 1792, Robespierre montait à la tribune de la Convention et déclarait: «Spéculer aux dépens de la vie d’un semblable est un fratricide.» Et il ajoutait: «Et vous, législateurs, souvenez-vous que vous n’êtes point les représentants d’une caste privilégiée mais ceux du peuple français; n’oubliez pas que la source de l’ordre, c’est la justice; que le plus sûr garant de la tranquillité publique, c’est le bonheur des citoyens; et que les longues convulsions qui déchirent les États ne sont que le combat de l’égoïsme contre l’intérêt général, de l’orgueil et des passions des hommes puissants contre les droits et contre les besoins des faibles.» Souhaitons à Normal Ier un long été, mais vraiment très long et pénible, à réviser ses cours de lutte des classes…
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 juin 2016.]

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