jeudi 19 mai 2016

Ordre(s): à quoi joue le gouvernement avec sa police ?

Depuis des semaines, l’attitude des policiers ressemble à un scandale d’État. Un ex-des RG n’est pas loin de le penser…

Examen. «Tout malheur national, écrivait Marc Bloch, appelle d’abord un examen de conscience.» La France va mal. Tellement mal que, non contente de refermer toutes les perspectives alternatives au libéralisme destructeur, elle cogne désormais sur ses enfants. Et pas n’importe comment: avec un acharnement si frappé d’impunité qu’elle fera rougir de honte les historiens du futur quand ils se pencheront sur cette période singulière qui a vu cette gauche dite «de gouvernement» passer définitivement à droite, même du côté de la répression. Il s’opère à vue un changement de régime affectif et politique, une espèce de mutation d’attitude «envers» la politique et «par» la politique –à moins qu’il ne s’agisse d’un retour en arrière brutal, digne des années 1950 ou 1960, quand les ministres de l’Intérieur et leurs services affidés disposaient de tous les moyens pour maintenir l’«ordre», vous savez, cet «ordre» qui ne dit pas son nom mais signifie bien autre chose que la «sécurité» des citoyens dans un État de droit. L’«ordre», ce mot jouissif rabâché en boucle par le premier sinistre, signe d’un effondrement sémantique. Au fond, l’«examen de conscience» dont parlait Bloch se double d’un examen d’émotion. Quand un gouvernement de ce genre lève la main sur nos enfants, il irradie l’intimité même de nos engagements.

Scandale. Vous connaissez l’adage: «Assez pour en savoir, mais pas assez pour comprendre». Il ne tient plus. Nous en savons assez pour comprendre l’attitude des policiers dans les différentes manifestations. Tous les témoignages sérieux, recueillis dans les coulisses du pouvoir, confirment le jeu dangereux du gouvernement. La multiplication des blessés parmi les manifestants interroge ainsi la question du sacro-saint «maintien de l’ordre», car l’évolution des stratégies policières laisse un arrière-goût nauséabond. Même les syndicats de police évoquent, à demi-mot, des comportements inadéquats, tout en incriminant les rythmes imposés à leurs collègues. Avec un peu de recul sur certains événements, le sociologue Laurent Mucchielli (CNRS) l’explique à sa manière: «La tendance historique, c’est de moins en moins de violence, y compris policière, parce qu’elle est de plus en plus délégitimée. Mais dans le contexte particulier de l’état d’urgence et d’un cumul de mouvements sociaux – mobilisations contre la loi travail, Nuit debout, etc. –, il y a maintenant un problème autour de la stratégie policière mise en œuvre lors des manifestations.» Autrement dit, une stratégie offensive globale contre les manifestants, qui ne cible pas spécifiquement les «casseurs». Les policiers sont trop visibles, ils interviennent trop tôt: leur attitude contribue à augmenter les tensions. Ce que confirme un ancien des renseignements généraux, attribué depuis deux ans à d’autres services analogues, et présent dans plusieurs rassemblements. «La préfecture de police fait très bien la différence entre manifestants et “casseurs”, raconte celui-ci, mais elle ne met rien en place pour éviter qu’ils se mélangent. Au contraire. Nous avons des consignes pour que les “casseurs” se mélangent avec les cortèges.» Accusation grave. Et il ajoute: «Quand on parle de “violences policières”, les responsabilités sont à chercher plus haut que les policiers sur le terrain. Récemment, des locaux de la Société générale ont été saccagés à Paris, devant nous, et on nous a demandé de fermer sciemment les yeux! Le 9 avril, par exemple, près de trois-cents "casseurs” –très bien identifiés– sont arrivés vers la manifestation. Les policiers à qui j’en ai parlé étaient persuadés que les ordres seraient de les bloquer. Ce fut tout le contraire. Nous les avons laissés se mélanger à la manifestation. Et après? Eh bien après, les policiers ont matraqué indifféremment.»
Quand un préfet de police –qui n’est qu’un exécutant du pouvoir– «organise» à plusieurs reprises des situations dangereuses en instrumentalisant les policiers, de quoi parle-t-on? D’un scandale d’État. 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 20 mai 2016.]

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