jeudi 21 avril 2016

Hamlet(s): ou proto-Hamlet ?

Quand l'écrivain Gérard Mordillat par sur les traces de Shakespeare. Un grand moment de lecture.
 
Mystère. To be or not to be… Qui ne connaît Hamlet? Qui n’a vu au moins une représentation théâtrale au fil de son existence scolaire ou d’adulte ou, plus rare, un film référencé (celui de Kenneth Branagh tenait la route), voire un documentaire quelconque narrant les us et coutumes du bon jeu d’acteur pour affronter ce monument? Qui n’a ouvert le texte, lu des scènes fabuleuses, hantés par des mots, des phrases qui ont transgressé des générations entières en réduisant leurs questionnements au miracle le plus précieux: l’universalité? «Le temps est disloqué. Ô destin maudit, Pourquoi suis-je né pour le remettre en placeOu encore: «Il faut que je sois cruel, rien que pour être humain. Commencement douloureux! Le pire est encore à venir.» Ce samedi, sachez-le, nous fêterons les quatre cents ans de la mort du plus célèbre William de l’histoire des hommes: Shakespeare. Derrière le nom de l’auteur indépassable en langue anglaise plane le mystère (absolu?) d’une vie aux zones d’ombre géniales et inégalables. Officiellement, nous ne disposons de lui que d’un seul portrait, et, paraît-il, que de quatorze mots écrits de sa main. Les biographes ne connaissent d’ailleurs pas sa date de naissance, mais celle de son baptême: le 26 avril 1564. Et de sa mort: le 23 avril 1616. Et encore, chacun digresse à l’infini sur le lieu avéré de son trépas… Sans parler de son œuvre elle-même, véritable coffre aux trésors où chacun peut se noyer tout entier sans jamais en épuiser les richesses.
 
Lectionnaire. À l’occasion du quatre centième anniversaire, rééditions, inédits, portraits et critiques fleurissent pour tenter de dresser le portrait de l’auteur du Roi Lear ou d’Othello –mais surtout d’Hamlet. À la faveur de cette production éditoriale plutôt abondante, suivez le conseil du bloc-noteur: procurez-vous de toute urgence le dernier opus de Gérard Mordillat, "Hamlet le vrai" (édition Grasset, 172 pages), et de grâce –surtout si vous êtes familier de la pièce!–, laissez-vous embarquer dans l’un des récits les plus fabuleux et savoureux de ces derniers temps.
L’écrivain (et réalisateur), qui situe souvent ses romans dans le monde ouvrier et s’astreint, par la littérature, à la dignité des plus faibles, propose rien de moins, cette fois, que la reconstitution décapante, et dans une version inédite, du chef-d’œuvre de Shakespeare. L’histoire vécue par Mordillat a tout d’un roman du regretté Umberto Eco. Et pourtant. Tout commence en 2008, à Cambridge. Venu en compagnie de son compère Jérôme Prieur pour préparer sa retentissante série Jésus et l’islam, diffusée à l’automne dernier sur Arte, l’ami Gérard rencontre un certain Gerald Mortimer-Smith, un «épigraphiste spécialiste de la critique textuelle du Nouveau Testament». D’une discussion l’autre, de Paul à Luther, des Tudor à Shakespeare, Mortimer-Smith passe aux aveux: il vient de mettre au jour, extirpé d’une armoire dans la bibliothèque d’un monastère, un lectionnaire (livre liturgique) archaïque qui n’a rien de religieux: il s’agit d’une version inconnue d’Hamlet, antérieure à celle que nous pratiquons depuis des siècles et coécrite avec Thomas Kyd, sous la forme de rouleaux en parchemin, ceux que recevaient les acteurs pour apprendre leur texte, et annotée de la main même du génie! À partir de ce document (disparu depuis dans un incendie), l’écrivain reconstitue la pièce d’origine et nous en offre une lecture revisitée, strophe par strophe, qui restera dans les annales. Pour qui maîtrise assez bien les écrits de Gérard Mordillat depuis trente-cinq ans, la fréquentation de l’œuvre shakespearienne y est récurrente et il ne le cache pas d’ailleurs: "Richard II" dans les "Vivants et les morts", "Richard III" dans "Notre part des ténèbres", "Macbeth" dans "Ce que savait Jennie"… Vous pensiez connaître Hamlet jusqu’au fond du cœur? Il vous manquait encore la lecture d’un livre pour découvrir le proto-Hamlet. To be or not to be…
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 avril 2016.]

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