Élévation. Elle aimait citer, même aux séances des questions du Parlement au gouvernement, le poète, écrivain et homme politique Léon-Gontran Damas, né à Cayenne et métis blanc, amérindien et noir: «Nous les gueux/nous les peu/nous les rien/nous les chiens/nous les maigres/nous les Nègres/nous à qui n’appartient/guère plus même/cette odeur blême/des tristes jours anciens.» Qui aurait risqué semblable audace, sinon elle? «Qu’attendons-nous/les gueux/les peu/les rien/les chiens/les maigres/les Nègres/pour jouer aux fous/pisser un coup/tout à l’envi/contre la vie/stupide et bête/qui nous est faite.» Drôle d’époque, où la vérité engendre la haine en surgissements répétés. Une haine si absurdement tenace et brutale que Christiane Taubira en fut parée de toutes ses composantes imaginables, des plus éloquentes aux plus infâmes, englobant jusque et y compris l’apparence même de ce qu’elle est, une femme noire, brillante, intelligente et cultivée au-delà des possibles, devenue en quelques années une ennemie symbolique facile à identifier: elle incarne tout ce que les réactionnaires, conservateurs et libéraux d’arrière et d’avant-garde détestent par-dessus tout. Ce quelque chose qui rend à la République ce qu’elle peut octroyer a priori à tous: la grandeur d’âme et l’élévation collective vers un idéal préservé du néant quand il conjugue l’égalité et la justice. Christiane Taubira a donc claqué la porte du gouvernement. «Un peu tard», pensent certains. «Il était temps», clament d’autres. Bien sûr, on reprochera au bloc-noteur une faiblesse de cœur trop sincère pour cette femme de culture et de haute tenue politique, une faiblesse d’autant plus avouable qu’il pense exactement la même chose: oui, c’est sans doute un peu tard, et, oui, il était temps… Pour ce que nous savons d’elle et, plus encore, pour les idées qu’elle présente aux yeux du monde, cette femme de Lettres et d’Esprit – les Lettres pour dire le vrai, l’Esprit pour dire le droit et la justice pour tous – n’avait (plus?) rien à faire dans cette équipe qui promeut l’ordo-libéralisme dans ses moindres décisions.
Depuis le «mariage pour tous», qui restera la seule marque de gauche de Normal Ier, s’était-elle uniquement transformée en caution éthique et intellectuelle, sinon populaire, d’un exécutif en perdition qui, au nom de la morale publique et de l’histoire, ne peut plus, et en aucun cas, se revendiquer «socialiste»? Son verbe haut percutait encore, elle, la bouc émissaire d’une droite extrémisée, cible d’attaques inédites par leur violence et leur tonalité souvent raciste. Nous en souffrions beaucoup à l’Humanité, avouons-le, et nous ne manquions jamais une occasion, non pas de la soutenir – sa flamboyance et sa combativité lui suffisaient –, mais de dénoncer des adversaires si rances et si caricaturaux que notre honneur n’a pas à en souffrir. Lors de ses vœux, lundi 25 janvier, elle cita Jacques Prévert et Paul Éluard. Et nous, nous pensions à l’un de ses livres, l’Esclavage raconté à ma fille (2002), où elle écrivait: «J’aime les Nègres marrons, mais aussi tous les insurgés, rebelles, mutins, résistants et abolitionnistes de toutes les époques et de toutes les causes.»
A-venir. Sa pleine et entière liberté retrouvée – plutôt reconquise –, Christiane Taubira va redevenir l’une des consciences capables de répondre à cette question: et maintenant la gauche, de quoi demain? Ne nous trompons pas. Cette démission, comme un geste tardif, certes, mais utile, éclaire un peu plus encore la gravité du moment. Christiane Taubira doit servir à remettre en perspective la recherche d’une Gauche qui ne se renie pas. Comme elle, nous croyons à cette habitation, humaine et plus qu’humaine, qu’est l’habitation politique, réelle et transgressive, pour réaliser ce qui n’est pas encore et qui, par nos propres forces, doit advenir. Cet à-venir-là importe plus que le passé. Aussi maudit soit-il.
[BLOC-NOTES publié dans
l’Humanité du 29 janvier 2016.]
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