" Y a-t-il sur moi d’autre vêtement que ce lambeau de rage et de stupeur? Depuis quelques jours et quelques nuits, je me demandais en vain d’où me viendrait encore la force, ici et maintenant, d’élever la voix. Je voudrais croire, je l’espère du moins, que je la reçois, cette force qui autrement me manquerait, de Claude lui-même.
D’avance je le savais confusément, je serai incapable aujourd’hui de parler, de trouver, comme on dit, les mots. Claude m’aurait pardonné. Alors pardonnez-moi de lire, donc, et de lire non pas ce que je crois devoir dire – sait-on jamais ce qu’il faut dire en un tel moment? – mais juste de quoi ne pas laisser le silence l’emporter sur tout, juste, par fragments, ce que j’ai pu arracher au silence au fond duquel je serais, comme vous sans doute, tenté de m’enfermer. Claude est à la fois trop absent et trop proche: en moi, en dedans de moi. Je n’ai pas le cœur de raconter, ni de prononcer un éloge, il y aurait trop à dire et ce n’est pas le moment. Mais le silence en lui-même, pour ce qu’il ne dit pas ou laisse croire, est aussi insupportable. Je n’en supporte pas l’idée, comme si en moi Claude n’en supportait pas l’idée.
Soit. Dire. Parler. Comment parler de l’homme et de l’ami sans trahir ni l’un ni l’autre. Car vous savez tout de lui, vous sa famille, vous ses proches, vous qui l’avez aimé et qui êtes ici, vous savez tout de cet hidalgo de la pensée, de ce séducteur des idées, de cet intellectuel – qu’est-ce qu’un intellectuel? – de cet intellectuel de l’engagement. Vous savez tout de ce vrai-faux dandy du journalisme. Vous savez tout de cet amoureux transi des Lettres, de la littérature, des arts, de la politique, du bon goût.
Vous savez tout du polémiste, du faux mondain qui dans tous les cercles ne cillait jamais et honorait toujours, à sa manière, les combats citoyens et communistes qui l’ont constitué, combats sans lesquels il n’aurait pas eu la trajectoire qui fut la sienne, et sans lesquels nous ne serions pas là aujourd’hui. Vous savez tout de ce curieux déraisonnable, curieux en tout et en toutes choses, malade de la vie, à s’en essouffler, à s’en enorgueillir jusqu’à l’épuisement – ne jamais rester sur le bord du chemin, arpenter, participer activement à une forme collective d’initiation personnelle, à moins que ce ne soit le contraire, à une forme personnelle d’initiation collective. Claude a mangé l’existence, il était l’existence même. Aimer la vie à ce point, la mordre et s’y confondre, la brûler jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme, était presque un réconfort et une force d’entraînement pour ceux qui, comme moi, se consument trop souvent dans le mal-être et la mélancolie.
Quand je suis arrivé à l’Humanité, jeune journaliste, en 1986, Claude était un chef mais d’abord un camarade dont je connaissais le parcours. Nous avons appris à nous connaître, un peu, à croiser nos centres d’intérêts, la littérature, la Révolution française, l’histoire de l’Eglise, le cyclisme, le rugby, la tauromachie. Quand, fin 1998, il m’a nommé l’un des deux rédacteurs en chef exécutifs avec Pierre Laurent, Claude était alors un directeur de la rédaction, un chef, un patron de presse fourmillant d’idées et surtout habité par une ambition trop grande sans doute, celle de jeter les bases d’un Nouveau Journal, selon son expression, LE Nouveau Journal. Alors nous nous sommes encore mieux connus. Peu après, quand il a passé la main, en 2000, et qu’une autre histoire a débuté pour lui, et aussi pour Pierre, nous avons d’abord, Claude et moi, préservé la trace-sans-trace d’une relation proche et lointaine, puis lointaine et proche, et progressivement, au fil des années, parce qu’il m’aimait tant et qu’il l’a souvent dit à Marylène, cette relation, de proche, est devenue plus qu’amicale en tant qu’incandescente: le camarade, le chef, le patron de presse, la figure flamboyante reconnue bien au-delà de l’Humanité, devint mon ami. Un ami vigilant, intransigeant, empathique. Il lisait attentivement mes livres, mes romans, même le dernier publié en juin dernier, comme j’avais lu tout aussi attentivement les siens. Nous en parlions beaucoup ; souvent que de ça d’ailleurs. Nous parlions d’une genèse narrative. D’un dialogue augmenté. D’une tournure de phrase. De la construction progressive. Du courage qu’il faut avoir, soi-disant, pour écrire des livres, et de l’inconscience qui lui a tant manqué pour en écrire bien plus, ce dont il souffrait, en vérité, secrètement.
Tout hommage s’apparente à une réflexion, je parle là des vrais hommages, de ceux qui exercent la pensée à la fidélité ou qui aiguisent la fidélité par la pensée. Bien que le danger soit toujours grand d’oser parler de son propre rapport aux morts, comment y échapper lorsqu’une partie de vous s’épuise à le réclamer, tandis qu’avec le disparu bascule un monde même, une époque, une certaine idée du monde. Ce qui prend fin, ce que Claude emporte avec lui, ce n’est pas seulement ce que nous avons partagé avec lui, ici ou là, c’est le monde même, une certaine origine du monde, la sienne bien sûr, mais celle aussi du monde dans lequel j’ai vécu, irremplaçable et qui aura eu tel ou tel sens pour l’un ou l’autre d’entre nous, même si ce ne put être tout à fait le même, ni le même que pour lui. Jacques Derrida définissait la mort d’un individu ainsi: «Chaque fois unique, la fin du monde.»
Avec Claude, nous mangions le même pain, nous avions les mêmes colères, les mêmes révoltes, parfois les mêmes délires quand rode sans cesse ce possible imminent, nous portions, à des époques différentes, les mêmes aveuglements, les mêmes regrets ou presque, parfois les mêmes hontes, les mêmes orgueils, les mêmes joies, les mêmes solennités, les mêmes fiertés absolues d’être ce que nous sommes, bref, nous partagions comme beaucoup d’entre vous ici la même histoire – et c’est par là que tout commence toujours.
La mort toujours imminente, la mort impossible, et la mort déjà passée: voilà trois certitudes apparemment incompatibles mais dont l’implacable vérité nous fait don de la première provocation à penser à notre propre possibilité d’un aujourd’hui. Je dis bien «aujourd’hui», un certain aujourd’hui, aussi incontestable qu’il a pris acte. Disparaître sans mourir, c’est connu. Mourir sans disparaître, ce n’est pas donné à tout le monde.
Le voilà donc, le choc de la disparition. Comme si une longue et intense course personnelle s’interrompait dans la brutalité d’une évidence nommée pudiquement «longue maladie», mais que lui-même, dans toutes nos discussions depuis des mois, appelait par son nom et son seul nom, «cancer», avec un variante bien à lui, «ce cancer en moi», murmurait-il, comme on aurait dit un «être étranger», une «saloperie», bientôt une «fin de vie».
Attendre l’annonce terrible, que nous savions inéluctable depuis mi-août, fut difficile. Frayeur de la sonnerie du téléphone portable, du moindre SMS. Imaginer malgré tout lui parler encore, encore une fois, comme ce fut le cas le 5 août, puis le 7 août, l’entendre dire: «Tu sais, mon petit Jean-Emmanuel, je crois que là, ça va être bien difficile pour moi…» L’entendre passer à autre chose, vite, évoquer, par exemple, ses éternelles craintes sur la situation politique: «Je suis très inquiet de ce qui va vous arriver, car dorénavant je ne dis plus ‘’nous’’, je sais ce qui m’attend.» Puis l’entendre parler et parler et parler de sa célèbre voix presque éteinte par le mal, dans un ultime enthousiasme, étincelant, du dernier livre qu’il venait péniblement d’achever. Parler, tel un «passeur». Un «passeur», comme il l’a toujours été.
Attendre fut difficile. Ne plus attendre est désormais bien pire.
Mourir au mois
d’août, pour un homme du Sud, quelle singularité, quelle ironie – à moins que
ce ne soit là aussi la marque de l’élégance.
Je pense à vous, ses
enfants. Je pense à toi, Marylène, je n’oublierai jamais nos conversations de
ce mois d’août, ce dialogue ininterrompu, même par les silences et cette
obligation de l’attente infâme.
Je pense à la
jeunesse gersoise de Claude.
Je pense au père de
Claude, héros de la guerre, colonel et chef d’état-major des FTP dans le
sud-ouest.
Je pense à Denise, sa
mère, cette institutrice éperdument amoureuse des Lettres, qui n’était pas
moins une héroïne et à laquelle fut confiée la garde du fils. Claude grandit
dans une certaine douceur féminine bienveillante et éclairée, ceci expliquant peut-être
cela. Grâce à la mère, bien sûr, qui avait toujours rêvé, telle une chimère,
d'une vie d’écrivain parisienne, elle qui, disait Claude, «n'a jamais franchi, la pauvre, le mur de ses
casseroles et de ses torchons». Mais également grâce à la grand-mère,
Maria, repasseuse-amidonneuse, qui s’occupa de lui toute son enfance. «J’ai été élevé par des femmes
magnifiques, expliquait Claude.
Magnifiques et folles. A leur
manière, ces deux femmes auxquelles je dois tout ont résisté à la malédiction
millénaire qui accable la moitié de l'humanité.»
Ainsi, je crois
qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un destin de femmes (au pluriel) soit au
cœur de son unique roman, «Le
Siècle dans la peau», publié en 2005. Après des décennies d’hésitations,
à essayer, puis à renoncer du moins temporairement, Claude avait attendu
longtemps avant que sa plume de journaliste taillée pour «brasser le monde au jour le jour» et répondre «au train fou de l’actualité»
ne s’échappe enfin vers l’autre rive, celle du livre en tant que tel. Une
tentative inaboutie, ont écrit certains, inachevée assurément, comme le sont
tous les romans qui prétendent dire une part du «vrai». Avec son
style mordant, son sens de la formule, sa culture classique et très irrévérencieuse,
Claude avait voulu mêler l’histoire, la politique, la sexualité, comme jadis son
maître, Louis Aragon. Claude disait de son roman: «Le héros me ressemble, et pourtant, il n'est pas moi. J'ai navigué sur le fleuve de l'écriture, à
la merci des courants et des remous, avec un bonheur que ne m'accorde pas
toujours la rédaction d'un éditorial. Ainsi, tout y est vrai et tout y est
faux...»
Le vrai, le faux,
autrement dit «chercher la vérité
et la dire», selon la formule de Jean Jaurès, devinrent dans la vie
de Claude des objectifs tout ce qu’il y a de plus humain: parfois
atteignables, mais jamais systématiquement hélas. Il était sorti de
l’université avec un doctorat de droit public. Mais sa conscience politique,
pour ne pas dire philosophique et historique, prit corps durant la Guerre
d’Algérie. Le deuxième classe Cabanes, révolté par ce conflit abjecte, ne sut
pas se taire devant sa hiérarchie, ce qui le conduisit tout droit dans une
prison, en Algérie. Dès 1962, il devint presque naturellement un militant
communiste et le feu de l’engagement total s’empara alors de lui, à toute
heure, quitte à brûler ses propres vaisseaux, à se contenter de ce qui devait
«se dire» et «se penser», la plupart du temps moins par
discipline que par souci de classe, à s’émanciper aussi de ces contraintes d’appareil,
trop en secret, et pas assez à son goût, avouait-il timidement ces dernières
années. Non pour s’en excuser mais pour l’exalter, Claude écrivit dans l’Humanité, en novembre 2000: «Je porte en moi, intacte et pure
comme le diamant, douce comme la peau du ventre d’une jeune femme, brillante
comme la lame du meilleur acier, la flamme de la révolte.»
Le goût des mots, de
la langue et de son exigence même. Les mots pour
la révolte. Les mots de la révolte.
Les mots, les mots… jusqu’à s’en damner. S’il a éveillé des téléspectateurs et
des auditeurs avec sa voix rocailleuse et sa rhétorique légendaire, disputant
la polémique avec les meilleurs contradicteurs, c’est au service de l’Humanité que Claude cisela ses phrases
au plus haut point de la noblesse d’écriture, car, affirmait-il, «les lecteurs méritent toujours qu’on
donne le meilleur de nous-mêmes, en toutes circonstances».
Dois-je vous en
faire l’aveu? Je n’ai pas connu l’âge d’or de l’Humanité, ou alors la fin de l’âge d’or, ce qui ne m’a pas
empêcher d’apprendre qu’il faut être à
l’Humanité en étant de l’Humanité,
pour reprendre l’expression de Charles Silvestre, qui accompagna Claude si
longtemps et avec lequel il inventa, avec éclat, l’association des Amis de l’Humanité. Depuis bientôt
trente ans, je n’ai vécu qu’une espèce de crise larvée, celle de la presse, et
la nôtre aussi, spécifique et particulière, pendant que Claude, lui, continuait
d’endosser l’habit de lumière et devenait l’une des
«figures publiques» de notre journal et de nos idées, en une
époque, ne le cachons pas, où les communistes français ont toujours cherché
leur second souffle. Je n’ai connu Claude qu’avec le souci permanent de ne
jamais en rabattre sur le professionnalisme, au service, disait-il, «d’engagements qui nous dépassent tous».
Il confiait
aussi: «Il y a toujours une
réponse journalistique à chaque problème politique, il y a toujours un chemin à
défricher.»
Fin juillet, au
détour d’une ardente et longue conversation, nous avions parlé d’Aragon, qui le
hantait tant, Aragon comme métaphore d’une époque faste, mais d’une certaine
époque de non-dits et d’accommodements à la réalité, et de ses éventuels remords.
D’une voix basse il me disait: «Marx
n'était pas marxiste. Aragon n'était pas aragoniste. Moi non plus. Je n'aime
pas les dévots. Parce que je l'ai peut-être été, un croyant...» Et il
avait ajouté: «Je repense à
cette phrase, dans Théâtre-Roman, qu’Aragon a publié en 1974 : "Il y a dans le verbe croire quelque chose de la croix, une amorce
de cruauté"...» Et Claude concluait: «Aragon m'a aidé à lire, à écrire, à
vivre. En définitive, j'ai traqué dans cette œuvre
et dans cette vie le cheminement du désastre communiste bien avant que
l'empire, là-bas, ne tombe en poussière, et j'ai appris en
leur compagnie à ne jamais céder, malgré tout, au mépris et au dégoût des
hommes...»
Claude n’était ni
une étoile filante, ni un ange, ni un dieu. Ce n’était qu’un homme, un
séducteur certes, mais d’abord un homme dans toutes ses acceptions, car un
homme en lui-même et par soi-même porte toutes les promesses du monde. Rien que
le monde des vivants.
Claude. Je pense à
toi. A tes fulgurances, à tes bontés d’âme, à tes contradictions, à tes
faiblesses, à tes emportements, à tes erreurs, à tes doutes (que de doutes
avais-tu, mon dieu, nous parlions souvent de nos doutes respectifs, et encore
pas assez). Je pense à Paris, à Vic Fezensac, à Toulouse, à Dax, à
Fleurance, je pense aux arènes françaises et espagnoles, je pense à tous ces
lieux où battait ton cœur de romantique révolutionnaire, là où rugissait ton aversion de l’uniformité mondialisé. Claude
disait: «Les mots ont un pouvoir d'action sur le monde, ils
le transforment. Ce sont les mots de la Bible, de la Déclaration des droits de
l'homme, du Manifeste communiste qui
ont soulevé des montagnes.»
Dans son deuxième et
dernier livre, «Eloge de la
vulgarité», publié en 2011, dont le titre résonnait bien évidemment
comme une antiphrase, il écrivait ceci à la jeunesse du monde: «Nous sommes à cheval et l’époque est
descendue au pot. Cela sent, soit! A force, nous trouverons bien nos
baïonnettes. En attendant, cultivons le banditisme de la pensée, l’amour du
temps, l’attention à la couleur de nos chaussettes les jours de pluie,
l’insulte d’acier bien graissé, la paresse et la mélancolie, le dos droit, les
rêves et le linceul pourpre des désirs où dorment les dieux morts…»
Ce furent les
dernières phrases de son livre. J’y vois un testament. Ou presque.
Nous appartenons
tous à un grand nombre de filiations. C’est assez commun, mais cela me donne
beaucoup de fierté, beaucoup de liberté. Nous sommes tous des héritiers de la
multiplicité. Jacques Derrida écrivait: «Les héritiers authentiques, ceux qu’on peut se souhaiter, sont
des héritiers qui ont assez rompu avec l’origine, le père, le testateur,
l’écrivain ou le philosophe pour aller de leur propre mouvement signer ou
contresigner leur héritage.»
Aujourd’hui, avec
beaucoup d’entre vous, je le sais, je contresigne à l’encre noire, indélébile,
car contresigner, c’est signer autre chose, la même chose et autre chose pour
faire advenir autre chose dans et par la fidélité, car la contresignature
suppose une liberté absolue.
En chacun de nous,
il y a toujours plus d’un père et plus d’une mère. C’est valable pour moi:
Claude est l’un de ces pères. "
(Paris, mercredi 2 septembre 2015, Père Lachaise.)
(Paris, mercredi 2 septembre 2015, Père Lachaise.)
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