«Le Tour, c’est un voyage extraordinaire.» Ainsi parlait Christopher Froome en 2013, au soir de sa première victoire dans le Tour. Il venait de succéder à son compatriote Bradley Wiggins, et ses façons uniformes de planter son personnage laissaient déjà apparaître un caractère, sinon mécanique, du moins programmé pour assumer un destin qu’aucun spécialiste digne de ce nom n’aurait imaginé si brillant quand il devint cycliste professionnel en 2007. Deux ans plus tard, au fond, le coureur a peu changé. À deux détails près. Ce type dégingandé au squelette apparent, si blême et diaphane dans l’effort qu’il effraierait n’importe quel spécialiste en chaire universitaire de médecine, a appris depuis quinze jours la haine dans le regard des autres, puis, ce n’était pas prévu, une forme d’évanouissement progressif, physique et psychologique, qui aurait pu se terminer par une défaillance totale si ses principaux adversaires avaient eu l’audace – et le courage – de le harceler un peu plus. Jusqu’aux Alpes, le double vainqueur du Tour, originaire du Kenya, âgé de 30 ans désormais, ex-étudiant en Afrique du Sud, citoyen britannique et résident monégasque, pensait avoir donné tous les gages d’une aisance non discutable sous la férule d’une équipe surpuissante, la Sky, qui aurait tellement professionnalisé sa manière de préparer ses champions qu’elle serait parvenue à l’excellence absolue en toutes choses (1). Mais le chronicœur peut en témoigner: la balade se transforma en épreuves.
D’abord, parlons de la haine. Une haine si intense depuis son exploit en solitaire dans la montée de La Pierre-Saint-Martin, dans les Pyrénées, que Chris Froome a tout subi, de jets d’urine à tout autre liquide alcoolisé, en passant par les crachats, et les insultes assénées à son passage sur la route, samedi encore, dans la montée de l’Alpe-d’Huez. La stupéfaction du Britannique devant tant d’hostilité fut presque touchante, parfois aveuglante, et les observateurs ne manquèrent pas une occasion pour signifier au grand-public qu’un maillot jaune du Tour devait être sacralisé et quasiment sanctuarisé, quelles que soient les circonstances. À la veille de l’arrivée sur les Champs, Froome tentait lui-même, en conférence de presse, de mettre de la distance: «C’était un peu nous contre le reste du monde. Je félicite tous mes coéquipiers, qui ont réussi à faire abstraction de ce qui se passait autour de la course. Cela a soudé notre groupe.» Manière pudique de dire que la pression psychologique avait atteint un paroxysme rare dans l’histoire du cyclisme contemporain et que, avec lui, certaines barrières avaient été enfoncées. Quand la suspicion se transforme en coups-bas et en gestes déplacés, comme si la crainte d’assister à une mystification de plus autorisait tous les débordements, devons-nous croire que porter le paletot en or serait devenu un fardeau? «Non, c’est un honneur absolu, répondit l’Anglais. C’est le rêve de tout cycliste. C’est pour cela que j’ai travaillé depuis un an, pour me retrouver dans cette position. Ce n’était pas du tout un fardeau. J’ai vu que quelques personnes s’en prenaient à moi, mais je veux souligner que 99% du public a été fantastique. Il ne faut pas qu’une minorité de spectateurs gâche la fête.» Cette expérience troublante laissera des traces. Autant pour le Peuple du Tour, qui a dépassé le stade de la lucidité depuis les années Armstrong, que pour le vainqueur 2015 lui-même, qui y réfléchira à deux fois avant de se jeter de nouveau dans l’aventure…
Ensuite, évoquons l’amenuisement physique de Froome, du moins ce qui nous apparut comme tel, et qui, comme par hasard, se produisit après la vague d’agressivité et de malveillances à son endroit. Les trois derniers jours dans les Alpes furent significatifs. Nous vîmes alors le porteur du maillot jaune au bord du précipice, tandis que ses déhanchements inesthétiques perdaient d’heure en heure de leur efficacité pour suivre les attaques du Colombien Nairo Quintana, son dauphin, qui aurait pu et dû renverser le leader de l’épreuve si un directeur sportif digne de ce nom lui avait imposé une stratégie plus agressive. Pour se défendre, Froome expliqua samedi soir: «Depuis le deuxième jour de repos, je suis un peu pris aux bronches, je tousse. Je n’ai pas eu besoin de prendre des médicaments particuliers. Mais je suis content d’en finir…» À La Toussuire, puis dans l’Alpe-d’Huez, le Britannique montra ainsi un visage en souffrance: un visage humain, oserions-nous écrire. Le chronicœur vit d’ailleurs plus que cela: une forme de terreur. Ce que confirma l’intéressé: «Dans l’Alpe, plein de pensées me sont passées par la tête. À un moment, je me suis dit : “Et si ça tournait en ma défaveur ?” J’avais du mal à rester dans la roue de mes deux coéquipiers, Wout Poels et Richie Porte, qui ont fait un travail fantastique pour sauver mon maillot jaune. J’étais vraiment à la limite, mais je trouvais encore la motivation d’y aller.» Et il ajouta: «Je suis mort mille fois dans l’Alpe-d’Huez.» Le Tour, ce voyage extraordinaire…
(1) L’armada dirigée par Dale Bradford
affiche trois victoires dans le Tour
en quatre ans et souhaite enrôler Thibaut
Pinot pour l’emporter un jour avec un Français.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 27 juillet 2015.]
Merci au chronicoeur pour ce bonheur de juillet. C'est passé vite, mais les mots ont été dignes du talent de JED, comme d'habitude.
RépondreSupprimerchronicœur. Superbe lapsus...
RépondreSupprimerChronicoeur n'est pas un lapsus. C'est le nom que se donne JED dans ses articles consacrés au Tour de France, comme pour se donner de la distance sur ce qu'il écrit.
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