Effraction. Avez-vous remarqué, vous aussi, à quel point les discussions de rue prennent ces temps-ci des tournures assez surréalistes et quelquefois franchement irritantes? Étrillés par les méchancetés du moment, les mots, portés par les vents mauvais, grossissent et explosent de façon irrationnelle, comme si la «libération de la parole» que constatent les sociologues fonctionnait à l’inverse d’un bienfait, disons à la manière d’un exutoire assez immonde. Citoyenneté, où es-tu? Entre le ras-le-bol de ceux qui ne comprennent plus à quoi sert vraiment la politique quand tout s’écrit à la marge du libéralisme et de l’ultralibéralisme, entre les rancœurs du peuple de gauche à l’endroit des socialistes de gouvernement, et ceux, paumés, qui ont renoncé par colère à croire en quoi que ce soit dès qu’il s’agit d’évoquer l’idée de représentativité, voici le désespoir protéiforme qui s’invite cette fois comme par effraction dans toutes les sphères de la société. Une élection en est souvent le reflet le plus flou, mais le plus cruel aussi. Et ce qui se passe sous nos yeux effarés – du côté des médias mais également du côté de certains Français – a de quoi nous inquiéter ou nous terrifier selon les cas. En somme, soyons lucides: attendons-nous à des secousses terribles, qui dépasseront de loin les seuls résultats des urnes.
Quelque chose d’ancré dans les profondeurs du pays craque de partout. Ce quelque chose – qu’il conviendrait d’ailleurs de mettre au pluriel – possède des causes multiples, puissantes et enchevêtrées, à commencer par la question politique et sociale, bien sûr, et cette manifestation de découragement devant l’absence d’alternatives au libéralisme. Nommons-le «la crise», ou plus exactement «les crises». En l’espèce, un invariant historique nous enseigne une évidence: ces «crises» produiront le meilleur ou le pire. Le climat nous incite à la prudence. Donc le pire est possible. Car le meilleur n’est jamais sûr.
Suffrages. Les irascibles et courageux encore présents sur le terrain, ceux qui mènent campagne avec le rouge au front et la gauche, la vraie, tout au fond du cœur, ont quelque chose d’enthousiasmant et d’inquiétant dans leurs regards. Admirables en diable, ils sont loin des exhortations d’un premier ministre qui dénonce les «endormissements des intellectuels» – mais desquels parle-t-il, sinon de ces intellectuels médiatiques que l’on sait en perdition depuis longtemps? – mais refuse l’examen de conscience de sa politique antisociale, comme pour nier jusqu’à l’absurde les raisons du désappointement de l’électorat de gauche et, au fond, rejeter avec mépris les critiques sur ses orientations économiques qui se sont installées mécaniquement dans la continuité de celles de Nicoléon et de ses sbires – sans parler des renoncements aux promesses de campagne de Normal Ier, qui ont fini, hélas, de donner du crédit au maudit «UMPS». D’où l’indifférence des électeurs face à ce qu’ils perçoivent comme une indifférenciation des politiques conduites. Souvenons-nous des européennes, qui avaient suivi les municipales. En mars, le parti de Fifille-la-voilà s’était emparé de onze villes. En mai, les sondages annonçaient que le Front nationaliste arriverait en tête des suffrages. Que s’était-il passé? Les principaux dirigeants socialistes, avec plus ou moins de tact politique, appelèrent à cor et à cri au «vote utile». Résultat? Les citoyens avertis du danger imminent et des risques qu’encourait notre pays à long terme n’avaient pas varié et le peuple de gauche avait choisi de bouder les urnes. Le Front de gauche était pourtant une alternative crédible et critique vis-à-vis des orientations austéritaires de l’Europe et de la France… À peine un an plus tard, si l’abstention est massive, ce scénario dramatique pourrait se répéter dès ce dimanche. Il reste un week-end pour une prise de conscience collective. Sait-on jamais.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 mars 2015.]
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