samedi 31 janvier 2015

À Auschwitz, voir n’est qu’une première étape pour comprendre

Le camp d’extermination n’est pas devenu symbolique par hasard: par son unicité, il résume la criminalité du régime nazi. Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, d’abord des juifs, y furent massacrés.
 

Auschwitz I.
Depuis Oswiecim (Auschwitz-Birkenau, Pologne).
Et soudain, comme une effraction, la confiance en soi s’effrange en déraison. Être déjà venu là, ici et nulle part ailleurs, ne change rien à la conscience altérée, au choc annoncé, à l’intensité prévisible du retour sur les lieux en tant qu’unicité. Le ciel de craie aux tons uniformes du petit matin d’hiver n’arrange rien, tellement irréel qu’on le croirait peint par une main invisible. Que vous arriviez de Katowice ou de Cracovie – les deux grandes villes polonaises les plus proches, distantes de quelques dizaines de kilomètres du plus grand cimetière de l’humanité –, vous laissez toujours dans les rétroviseurs une part de vous-même, l’image figée d’un avant et d’un après qui se brouille à mesure que vous progressez sur des routes extirpées du temps et restées longtemps informes. Dans la voiture, comme un écho dissipé, nous nous murons dans un silence accepté déjà fondu dans un tumulte d’émotions, chaque fois revisité. Nous pensons à Primo Levi: «Bien des mots furent alors prononcés, bien des gestes accomplis, dont il vaut mieux taire le souvenir.» (1)
 
Trouver Auschwitz par ses propres moyens n’est pas aisé. Ici, c’est Oswiecim (2), et les faubourgs de la ville vous rappellent immanquablement certaines scènes du film de Claude Lanzmann, Shoah. Il faut attendre le premier rond-point, non loin de l’actuelle gare, pour dénicher l’un des rares panneaux indicateurs: «Auschwitz Musée». Vous avez bien lu, un musée. Pour les visiteurs avertis, Auschwitz demeure cette plaie ouverte dont il convient d’examiner sans relâche la nature et le devenir. Le nom même n’est pas devenu symbolique et métaphorique par hasard: plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants y furent assassinés.

Par son énormité, il reste «le» camp de concentration et de mise à mort des juifs venus de toute l’Europe. Auschwitz résume en un lieu et en un nom la criminalité du régime nazi, autant par son histoire propre que par les catégories si diverses qui y furent internées et massacrées: les juifs, dans une proportion écrasante, mais aussi les Tziganes, les Polonais, les politiques, les communistes ou les criminels allemands, les Témoins de Jéhovah, les homosexuels, les prisonniers de guerre soviétiques…

Nous traversons cette localité des bordures de haute Silésie installée dans les plaines marécageuses où serpentent la Vistule et la Sola, non loin de la frontière slovaque. Nous roulons doucement. Comme pour ralentir le rythme, s’attarder, reculer l’échéance. Et puis nous y sommes: Auschwitz I. Le camp originel, à ne pas confondre avec Birkenau, situé à quelques kilomètres. Au premier regard, les parkings payants qui attendent les «visiteurs» paraissent identiques à nos souvenirs, avec ces centaines de voitures et ces dizaines de cars qui déversent des groupes venus de tous les pays. Ce qui a changé, en revanche, ce sont ces magasins d’alimentation et autres fast-foods qui ont installé leurs devantures pour capter leur part de «clientèle». Le froid saisit. Alors cette foule s’y restaure, s’y réchauffe, dans le brouhaha incessant d’une jeunesse visiblement insouciante.
 
L’épreuve d’une telle visite – pour certains, il s’agit bien d’une épreuve – n’est pas qu’inconsciente ou suggérée par la force de l’esprit intellectuel. Faut-il «visiter», «voir», «traverser»: quel est le bon verbe? L’historienne Annette Wieviorka a toujours mis en garde: «Désinserré de l’espace dans lequel le camp a été installé, Auschwitz est aussi de plus en plus déconnecté de l’histoire qui l’a produit.» (3) Car l’époque, elle aussi, a changé. Et avec elle, les techniques de la vie quotidienne, donc les habitudes. Il suffit de franchir la sinistre grille «Arbeit macht frei» («Le travail rend libre») pour se rendre compte que, hélas, plus rien ne sera comme avant et que la nécessaire sacralisation d’un lieu, fût-il l’un des plus importants de l’histoire des hommes, s’en trouve quelquefois ignorée, avilie. Choquante à plus d’un titre, la scène qui suit se répète encore et encore: des jeunes munis de leur téléphone portable, les uns après les autres, posent pour la photo, sourire aux dents, et sacrifient à des selfies si grotesques qu’une envie de révolte vous parcourt l’échine. Combien sont-ils? Tellement, qu’il s’avère presque inutile de hausser le ton. Des adultes y participent. Une mère avec son bébé, devant le baraquement numéro 3. Et même un père de famille, avec son fils, dans l’unique four crématoire du camp (4). Les mots ne doivent pas toujours s’effacer derrière la colère…
Si l’endroit, donc, «résume» à lui seul la capacité d’hommes à en détruire d’autres, ne devient-il pas, à la faveur de circonstances, comme par abstraction, un «écran» où chacun y projette ce qu’il veut quand il le veut? Le défi est là, en chacun d’entre nous. De sorte que la compréhension d’Auschwitz comme concept de la Shoah, saturée de morale, pourrait perdre une part de son sens si l’on oubliait l’histoire elle-même, pour ce qu’elle fut et non pour ce qu’on croit en savoir. D’où la nécessité de «rendre» Auschwitz à l’histoire. Pour ne pas le cloisonner ou le «ranger». Vouloir ainsi relater l’horreur absolue des camps de la mort autrement que sur le mode pédagogique à même de produire de «l’intérêt» (une obscénité, n’est-ce pas?), en particulier en direction des plus jeunes, ne peut être que de l’ordre d’un impossible au sens freudien, celui d’une entreprise ou d’une démarche – hélas! – assurée de ne jamais pouvoir atteindre entièrement son but. Que devient dès lors l’injonction du «devoir de mémoire», sinon une contrainte vaine qui peut fatiguer les mots et leur sens exact? Préférons donc une autre formule, probablement plus efficace au regard de son exigence même: devoir d’histoire et travail de mémoire.
 
Dans Auschwitz I, nous sommes confinés par l’étroitesse du site: 250 mètres sur moins de 300. Nous pourrions n’y voir qu’une ancienne caserne dont les bâtiments d’un seul étage, reproduits à l’identique par les premiers internés, ressembleraient à une usine du XIXe siècle. Le musée national, qui occupe une large part des vingt-huit blocks, «raconte» l’ensemble du complexe. L’histoire défile, des premiers occupants (opposants politiques et pères franciscains) à l’extermination des juifs, en passant par les massacres des prisonniers de guerre soviétiques. Devant l’enfilade de centaines de photographies de femmes et d’hommes portraiturés de face et de profil dans leurs tenues rayées, nous voyons des visages hâves, des corps-déjà-souffrance; nous devinons les privations, les supplices, les heures à lutter vainement contre le froid, la faim. Nous voyons de beaux visages pour jamais anéantis après les ultimes files d’attente, les « sélections ». Mais que voyons-nous, sinon la mort?

Puis, nous glissons de «pavillon» en «pavillon», ainsi nommés, confrontés que nous sommes au non-explicable et à l’enchevêtrement des idées. À côté des blocks 10 et 11, au milieu desquels se dresse le «mur de la mort», où les SS fusillèrent des milliers de détenus, le laboratoire du tristement célèbre «docteur» Josef Mengele et la macabre liste de ses «expériences» physiques, génétiques et anthropologiques. Dans ce cheminement, il faut s’habituer aux visiteurs qui peuvent «tout voir» et ne «rien voir», «voir» et «comprendre», mais aussi «voir» et ne rien «comprendre». L’histoire tragique, qu’elle soit écrite, mise en images ou «muséographiée», exige en effet d’intégrer le temps et une certaine perception «de la» réalité. La mort de masse, organisée comme telle, ne connaît pas la temporalité: pour nous autres contemporains, tout n’est que basculement de l’imagination. Qui se produit, ou non.
 
Comme dans le block 4, l’un de ceux dévolus à l’exposition générale, d’où nous ressortons renversés, à la limite du supportable, du malaise. Une longue salle. Des murs de verre. Des tonnes de cheveux, grisâtres et blanchis par les décennies passées. Pour beaucoup de «visiteurs», il s’agit du premier, souvent du seul choc à manifestation «physique» que nulle «raison» ne peut réfréner, comme si l’odeur, que certains ne perçoivent pas, était nécessaire à la prise de conscience. Ça pue la mort. Comme puent la mort les objets exposés, intimes et proches du corps, qui donnent le tournis: monceaux de lunettes, valises avec les noms des propriétaires inscrits à la peinture, chaussures, prothèses, gamelles, brocs, cuvettes, bassines… Tous les accessoires de l’existence arrachés à la vie ordinaire, que les Soviétiques, à la libération du camp, inventorièrent avec précaution.
 
Auschwitz-Birkenau.
Il faut quitter Auschwitz I. Trois kilomètres en voiture. Et au bout des rails, Birkenau. Le «visiteur» se rend d’abord sur la tour de garde. La plaine gelée s’étend à l’infini, hérissée des fragments de baraques démantelées. Vu d’en haut, le camp paraît séparé en deux par cette fameuse voie ferrée dont la photo hante tous les livres d’histoire. Elle ne fut pourtant construite qu’en mai 1944, au moment de l’arrivée des juifs hongrois. Alors nous marchons dans Birkenau, le menton enfoncé dans notre écharpe, pétrifiés par le froid de cet espace ouvert, frontière de l’absurde qui se franchissait en sens unique: les rescapés eux-mêmes en sont-ils jamais revenus?
 
C’est ici que nous «mesurons» la mort de masse en son ampleur, organisée telle une industrie. L’industrie de la mort. L’élimination des corps organisée, planifiée, cartographiée, comme dans une usine disposant d’une capacité théorique de 100.000  détenus et s’étendant sur une superficie de 170 hectares (800  mètres sur 2,5 kilomètres), entourés de 16 kilomètres de barbelés. Là où s’arrête la voie ferrée, le monument international qui sert de support à la commémoration marque, avec un rideau d’arbres, une sorte de limite entre le camp où l’on «vivait», et la zone de mort, celle des immenses chambres à gaz et crématoires dont ne subsistent que des ruines, celle de fosses en plein air où brûlèrent plus d’un million de corps.
 
Nous voilà devant le «ça». Le «ça» du non-nommable. Le «ça» qui ne pénètre pas l’esprit humain. Le «ça» de «plus jamais ça». Tout autour, des miradors. À gauche, le camp des femmes. À droite, des dizaines et des dizaines de cheminées, une à chaque extrémité d’un block. Un alignement de squelettes noircis dans un réseau de barbelés et, à perte de vue, une multiplicité de camps dans le camp. Nous marchons, marchons encore, sur des kilomètres, au plus loin que nous puissions aller, dans la forêt de bouleaux où furent dressés d’immenses bûchers pour tenter d’«absorber» les cadences morbides de destruction des corps. Dans ce voyage au bout de la nuit, tout n’est que «trace», enracinée pour l’éternité dans une nature qui n’a repris ses droits qu’en apparence.
 
Enfin, lentement, très lentement, nous ressortons du camp sans savoir précisément si nous devons en sortir et si nous en sommes vraiment sortis. Peu à peu les mots reviennent et nous perdons le silence. Le regret que nous en éprouvons est sans mesure. Malheur immobile qui devrait se vouer au mutisme. Nous repensons aux centaines de jeunes croisés toute la journée et au savoir historique indispensable qu’ils devront ingurgiter pour ne pas donner raison à Annette Wieviorka: «Il n’y a rien à voir à Auschwitz-Birkenau si on ne sait pas ce qu’il y a à voir, et souvent, rien à sentir, sauf, parfois, par la médiation de la présence et du récit d’un ancien, d’un déporté, d’un survivant.» La mémoire. La parole. L’inconscient. L’innommable. Pour penser, analyser et inlassablement questionner au-delà des mots, bien au-delà du sens «pensable» communément admis à tout être humain. Charlotte Delbo, rescapée devenue écrivain, disait: «Il est une gare où ceux qui arrivent sont justement ceux-là qui partent. Une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus. C’est la plus grande gare du monde.» Ici, il y a ceux qui pleurent et ceux qui ne pleurent pas. Qu’importe. C’est au-delà des larmes.
 
(1) In Si c’est un homme, Julliard 1987, puis édité chez Pocket.
(2) La ville d’Auschwitz fut fondée par les Allemands en 1270. Polonaise en 1457 sous le nom d’Oswiecim, puis autrichienne en 1772, elle appartint à la Galice après le premier partage de la Pologne. Elle redevint allemande avec comme nom Auschwitz quand la région fut annexée au IIIe Reich en 1939, avant de retrouver son nom polonais à la Libération. 
(3) In Auschwitz, 60 ans après, Robert Laffont, 2005.
(4) Le premier gazage homicide y fut pratiqué du 3 au 5 septembre 1941.
 
[ARTICLE publié dans l’Humanité du 26 janvier 2015.]

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