Depuis Leeds (Grande Bretagne).
«Un jour, on m’a proposé du boulot en me disant: c’est au nord de Londres… et je me suis retrouvé à Leeds!» Le serveur de la brasserie, un Lillois d’origine dont on jurerait qu’il est le fils caché d’un Woody Allen bien fatigué, pose sur chaque syllabe un accent select aux intonations épuisantes. «Croyez-moi, ici, on est plus près de l’Ecosse que de Londres! Au début c’était dur, surtout l’hiver, puis je me suis habitué aux Anglais. Ca fait dix-neuf ans.» Il tapote d’une main fébrile un sorte de khâlot d’étudiant vissé sur son crâne chauve, puis ajoute, comme une évidence: «Je ne suis jamais retourné sur les routes du Tour et c’est lui qui vient à moi. Si on m’avait dit que ça arriverait un jour…» Depuis le début de la semaine, le grand barnum du Tour, vaste mécano en construction-déconstruction, répand son gigantisme au coeur même de la ville du Yorkshire, prise d’une expansion teintée de jaune.
L’étonnement et la satisfaction dominent dans les rues,
toutes mises à l’heure du cyclisme. La pâleur aveuglante du ciel, qui vire au
sombre à mesure que l’échéance se rapproche, n’efface en rien les rigueurs de
l’enthousiasme.
«Nous sommes
honorés, très honorés», clame un bénévole de la ville, occupé à
décorer les abords de la Fondation Henry Moore, érigé à la gloire du célèbre
sculpteur. A quelques centaines de mètres de là, les coureurs de la 101e
Grande Boucle, samedi 5 juillet, s’élanceront pour une folle ronde de 3664
kilomètres: l’Angleterre, puis le Nord de la France, l’Est, les Alpes,
les Pyrénées… «Le Tour ne cesse
d’étendre son influence, se réjouit Christian Prudhomme, le patron de l’épreuve.
Notre retour au pays de Sa Très Gracieuse
Majesté ne doit rien au hasard. Depuis l’inoubliable Grand Départ de Londres,
le cyclisme a beaucoup grandi au Royaume-Uni. En sept ans, sa croissance a même
été fulgurante!»
Et le nombre de victoires aussi. Bradley Wiggins en 2012,
Christopher Froome (Sky) l’an dernier, le Tour carbure au thé et les suiveurs,
entre deux tire-bouchons, ont glissé dans leurs valises mugs et infuseurs obligatoires.
Notre Bacchus à la Blondin a maintenant des rouflaquettes, il écoute du rock et
à la fin ce sont les Anglais qui tirent les premiers. Même le chronicoeur, qui
en a vu d’autres, hésite entre la bière ambrée à volonté et le «Taylors
Yorkshire Thé» en doses homéopathiques pour fêter le début de son 25e
Tour (le temps n’a pas la même valeur dans le vélo). La salle de presse, installée
sous une immense toile de tente, a d’ailleurs des allures d’Empire malgré la
présence française invasive, quoique désordonnée. Mais qu’on se rassure. Chris
Froome en personne, hier, s’est occupé de ménager un peu notre
psychologie de Juillet: «Je
suis loin d’être invincible», a-t-il déclaré tout de go. Le
Britannique pensait sans doute très fort à l’Espagnol Alberto Contador (Tinkoff)
et à l’Italien Vicenzo Nibali (Astana), capables de contester sa suprématie. Contador
a prévenu: «Je veux me
retrouver seul à seul contre Froome en montagne, et le lâcher.» Nous
sommes encore «au Nord de
Londres» (sic), et nous parlons déjà des cols alpestres et pyrénéens.
Revoilà la folie suggestive du Tour...
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juillet 2014.]
Le Tour va partir, et on retrouve avec plaisir notre "chronicoeur". Plaisir.
RépondreSupprimerPHILIPPE