Michéa. Le retour des terrains – nous parlons là, bien sûr, de la Coupe du monde de football – offre pour les uns la vision crépusculaire d’un monde de déjantés ahuris et dominés par leurs pulsions dignes d’une déification sportive abjecte, pour les autres l’expression maximaliste d’un art collectif porté si haut par les peuples qu’elle continue d’inventer un monde en réduction qui crée des personnages et des équipes à sa démesure. Le philosophe Jean-Claude Michéa, passionné lucide et penseur de cette complexité même, a depuis longtemps tranché la question, posée çà et là, de manière souvent pédante, par certains « intellectuels » qui nous la jouent « indignés » qu’on puisse « réfléchir » et « aimer » et partager la passion populaire du football et même, diablerie, se transformer quelquefois en «supporter», hérésie suprême. Dans "Le plus beau but était une passe" (éditions Climats), titre lumineux et évocateur emprunté à Éric Cantona, Jean-Claude Michéa précise d’emblée: «Il ne s’agit pas de nier le fait que l’industrie du football contemporain fonctionne de plus en plus à la manière d’un “opium du peuple’’, mais il apparaît tout aussi important de souligner que le football moderne constitue aussi et encore – selon la formule célèbre d’Antonio Gramsci – un “royaume de la loyauté humaine exercée au grand air”.»
Dans ce livre, qui reprend en partie les Intellectuels, le peuple et le ballon rond (1998), le philosophe tente d’« analyser les effets du développement capitaliste sur la nature du jeu lui-même » mais sans jamais oublier ou négliger l’éloge improbable d’un sport unique en son genre, célébrant à sa manière cette « religion laïque du prolétariat », comme l’affirmait Eric Hobsbawm. Ainsi Michéa ose la question des questions: «Y a-t-il une philosophie du football?» La poser vaut déjà toutes les réponses, d’autant que nous pouvons y voir autant une forme collective d’initiation personnelle (et vice versa) qu’un petit concentré d’élaboration politique. Pour l’auteur, puisqu’«on ne peut pas jouer au football tout seul», selon George Orwell, ce qu’il appelle le «beau jeu», offensif et spectaculaire, celui du Barça des dernières années par exemple, est en effet «celui dans lequel l’équipe fonctionne comme un collectif solidaire, dans lequel chacun prend plaisir à jouer en fonction des autres et pour les autres». Michéa précise, et nous rappelons qu’il ne parle a priori que de football: «Concrètement, cela signifie que, dans un match, le joueur qui reçoit le ballon ne doit jamais, en théorie, se retrouver livré à lui-même.»
Collectif. Contrairement aux critiques des libéraux du football (il y en a beaucoup hélas), cette philosophie politique appliquée à ce sport n’a rien à voir avec un système mécanique ou militarisé, comme on peut l’entendre parfois. Jean-Claude Michéa explique même que la passe, clef de voûte du jeu, est toujours un «pari sur la liberté de l’autre», dans la mesure où le ballon doit, chaque fois que c’est possible, être donné là où le partenaire en mouvement va être et non là où il se trouvait au départ de l’action. «C’est justement ce mouvement collectif permanent, donner, recevoir et rendre, qui permet à chaque joueur de libérer totalement sa créativité personnelle.» Doit-on pour autant défendre l’idée qu’un football socialiste puisse exister et subsister, dans la foulée par exemple du onze hongrois des années cinquante? «Je ne veux évidemment pas dire qu’il y aurait une manière spécifiquement marxiste ou proudhonienne de défendre, d’attaquer ou de tirer les corners», se défend Michéa. Mais, pour répondre vraiment, il cite Bill Shankly, le légendaire entraîneur écossais de Liverpool: «Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres, et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous. C’est ainsi que je vois le football et c’est ainsi que je vois la vie.» Rien à ajouter.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 juin 2014.]
En effet, rien à ajouter. Magistrale démonstration. Merci.
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