Le tout nouveau roman de Gérard Mordillat, Xenia, nous embarque dans l’épopée en apparence ordinaire de deux femmes elles aussi «ordinaires», victimes à elles seules des souffrances de la vie quotidienne au travail, mais peu à peu héroïnes à plus d’un titre. Femmes et salariées de tous les jours, ballottées, exploitées par des logiques d’entreprise qui font peu cas de la vie des individus. Avec ce roman, Gérard Mordillat donne à lire, une fois encore, la réalité des «invisibles», celles et ceux qui en bavent, mais aussi celles et ceux qui finissent par s’organiser, par se révolter, et découvrent la puissance des formes collectives d’action par temps de révolte(s). Indispensable littérature...
-Votre roman Xenia (1) porte en exergue une phrase de Rimbaud: «Briser l’infinie servitude des femmes…»
Gérard Mordillat. Oui, cette phrase aurait pu être en exergue de tous mes livres précédents, l’Attraction universelle, les Vivants et les morts, Notre part des ténèbres, Rouge dans la brume, Ce que savait Jennie… Parce que, dans tous mes livres, s’il n’y a pas de «héros» au sens masculin du terme, il y a des héroïnes. Des femmes qui ont toutes en commun de lutter contre le sort qui leur est fait, contre l’injustice dont elles sont victimes. Xenia se situe absolument dans la même perspective, dans le même élan, la même révolte. Xenia, c’est Dallas, c’est Mado, c’est Gigi, c’est Anath, c’est Jennie…
-Vous avez plusieurs fois déclaré que vos livres (et vos films !) procédaient non pas d’un «sujet» mais d’une image fondatrice que vous cherchiez à expliquer à vous-même et aux lecteurs ou aux spectateurs… Quelle est l’image qui a suscité Xenia?
Gérard Mordillat. J’avais en mémoire qu’un samedi après-midi, en Grèce, les caissières d’un supermarché avaient toutes quitté leur caisse à l’heure H… Bien sûr, le supermarché avait été pillé mais le plus extraordinaire c’est que non seulement tout ce qu’il y avait sur les rayons avait été pris mais aussi les rayons, les caisses, les chaises, tout ce qu’il y avait dans le magasin ! Quand la police était arrivée, il ne restait plus que le sol et les murs. Je suis parti de là, de cette table rase qui, soudain, dégageant l’horizon permettait de voir la réalité du monde d’un œil neuf. Xenia, Blandine, Biglouche, Samuel, Gauvain, tous les personnages de mon roman sont venus occuper cet espace, en prendre possession. Je voulais montrer à la fois la puissance d’un mouvement populaire, sa capacité à tout remettre à plat, à zéro et surtout comment seule la solidarité peut couronner de succès de telles actions. Et tout cela grâce à la détermination, à l’énergie d’une jeune femme de vingt-trois ans que rien ne prédisposait à mener la bataille, sinon la violence quotidienne qui lui était faite.
-Comment relier cette image initiale à l’histoire des deux femmes qui est au centre de votre livre ?
Gérard Mordillat. Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer mais, lorsque j’écris, ce sont toujours les personnages de femmes qui m’apparaissent en premier et qui toujours mènent l’action. Peut-être parce que je perçois la condition féminine comme plus dramatique, plus douloureuse et que cette douleur, cette force, ce courage quotidien des femmes stimulent mon imagination ? Sincèrement je ne sais pas. Peut-être puis-je rapporter deux choses pour tenter une explication. J’ai été très impressionné par une rencontre avec des femmes de mineurs au moment des grandes grèves contre Margaret Thatcher. La cause était perdue mais elles continuaient à faire vivre le mouvement, à l’entretenir, à le populariser avec une endurance, un engagement indestructibles ; et puis sur le plan littéraire, mes goûts et mes amitiés m’ont porté vers Geneviève Serreau, Christiane Rochefort, Marguerite Duras, Béatrix Beck, Nathalie Sarraute, Violette Leduc, Unica Zürn comme aujourd’hui j’admire l’œuvre d’Annie Ernaux. Rien que des femmes écrivains. Ceci peut-être explique cela…
- Les hommes ne sont pas absents de cette histoire, deux surtout, un directeur d’agence bancaire en rupture de banque et un jeune métis…
Gérard Mordillat. Gauvain, le directeur de l’agence bancaire, est un homme qui lentement prend conscience qu’on ne peut pas vivre dans le mensonge : le mensonge de ses sentiments, le mensonge de ses pensées, de ses convictions. Cette conscience lui vient de sa rencontre avec Xenia, dont la lucidité et la capacité à nommer les choses par leur nom brisent tous les leurres, les faux-semblants, les arrangements derrière lesquels il se barricadait. Xenia parle vrai et droit – même des choses les plus crues. C’est une grenade dégoupillée qui fait tout voler en éclats dans la vie de Gauvain mais son explosion ne le tue pas, au contraire, elle rend la vie qui lui échappait. Quant à Samuel, le jeune métis, fils de Blandine, la voisine, l’amie de Xenia, il incarne la condition des Noirs en France. En soutenant la lutte des travailleurs sans papiers j’ai pu constater combien les Noirs, plus que les maghrébins, sont en butte à un véritable racisme. Samuel est sans cesse mis en cause pour ce qu’il est (un Noir) et non pour ce qu’il fait (ou est supposé faire). Comme tant d’autres jeunes du quartier, il aurait pu sombrer dans la délinquance. Il n’y sombre pas parce que c’est une tête, un lecteur de Frantz Fanon, de Malcolm X, d’Angela Davis, de George Jackson… Samuel n’a que seize ans mais il entre en résistance.
-C’est sans conteste le personnage le plus radical du livre, le plus désespéré, le plus lucide. Il y a un aspect très charnel dans Xenia, comme d’ailleurs dans tous vos livres…
Gérard Mordillat. C’est vrai, j’écris des livres où les personnages mangent, boivent, vont aux toilettes, transpirent, pleurent, toussent, font l’amour… Ils ne sont exempts ni des nécessités du corps ni de celles de l’esprit. Pour qu’ils soient vivants sur le papier il faut qu’ils le soient comme nous sommes, sans rien écarter, sans rien repousser. Je rapprocherai ça d’une remarque de Genet. À propos des tableaux de Rembrandt, il souligne que sous leurs beaux habits, sous les brocarts et les ors, les personnages « sentent ». Ils n’ont pas seulement belle figure, ils ont des corps, des fonctions corporelles, une odeur humaine… Dans la situation politique, économique et sociale actuelle, pensez-vous que la littérature ou le cinéma soient capables non seulement de dire l’histoire mais d’agir au sein de la société ? Gérard Mordillat. J’en suis convaincu. Je prendrais pour exemple l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest. Sa dernière exposition (2) fait revivre les hommes et les femmes qui ont été incarcérés à la prison Saint-Paul de Lyon, ceux qui y ont été torturés, exécutés. En plaçant ses dessins dans les cours, les couloirs, les coursives, il fait sortir l’histoire des pierres comme il le faisait en investissant les marches du métro Charonne, les murs d’Alger avec les portraits de Maurice Audin, ceux de Ramallah avec Mahmoud Darwich, des visages et des corps qui nous somment de voir ce que partout ailleurs on masque. Par d’autres voies – j’espère – j’ai l’ambition que mes livres et mes films s’inscrivent dans le paysage avec la force des dessins d’Ernest Pignon-Ernest. Alors que tous les grands médias sont dominés par des entreprises liées à l’armement ou au bâtiment, c’est-à-dire directement aux commandes du gouvernement (quel que soit le gouvernement !), alors que les journaux se font majoritairement les hérauts du néolibéralisme, qu’ils sont muets ou complices sur la réalité de la société contemporaine, je crois que les artistes – au sens large – sont les seuls capables de faire entendre parole vraie, de nous montrer l’au-delà du miroir comme l’ont fait en Angleterre Harold Pinter, Alan Sillitoe, Ken Loach, Peter Watkins, John Berger…
-Dans le Miroir voilé et autres écrits sur l’image, vous vous interrogez sur comment lire, comment voir. Si je reprends vos termes : «comment lire» ce que nous vivons aujourd’hui ?
Gérard Mordillat. Je suis parti d’un fait très significatif à mes yeux: Gutenberg a commencé par vendre de petits miroirs en plomb frotté que les pèlerins accrochaient à leur chapeau. Le miroir avait la réputation de conserver l’image qui s’y réfléchissait. Donc, quand le pèlerin s’inclinait devant la sainte relique, son image persistait et lui offrait une protection divine. Après cela, du même plomb, Gutenberg a fabriqué des lettres amovibles à l’origine de l’imprimerie. Des jumeaux sont sortis du même œuf (de plomb !) : le mot et l’image. Dès lors nous devons sans cesse apprendre à lire les mots et les images à parts égales. Nous sommes assaillis quotidiennement par des milliers d’images ; des milliers d’images qui forment un langage. Et, de leur côté, les mots font image, ne serait-ce que par leur disposition dans la page imprimée. Nous sommes cernés. Nous devons donc faire l’effort constant d’affûter, d’approfondir notre capacité de lecture, notre regard. Que ce soit dans la lecture critique des textes du Nouveau Testament, du Coran ou du Capital. Que ce soit avec un roman comme Xenia, un essai comme le Miroir voilé ou les journaux qui relatent l’actualité politique, lire, voir, devient un enjeu politique majeur alors que domine la propagande et que l’opinion a remplacé la pensée dans l’écrit.
-C’est votre lecture de l’actualité qui vous pousse à être très critique à l’égard des dirigeants socialistes actuellement au gouvernement?
Gérard Mordillat. Il y a un terme que nous devons cesser d’utiliser à leur encontre : le mot «trahison». Je l’ai utilisé, vous aussi, d’autres encore, mais nous faisons fausse route. Comme me l’a fait remarquer Frédéric Lordon, c’est à côté de la plaque. On est trahi par sa famille, ses amis, ses compagnons, ses camarades. On ne peut pas être trahi par ses ennemis! C’est une évidence douloureuse mais c’est une évidence : les dirigeants «socialistes» ne sont pas des faux frères, pas non plus des adversaires, mais clairement des ennemis de la gauche, des salariés, du monde du travail et des classes populaires. Lorsque François Hollande proclamait que son ennemi c’était «la finance», que faisait-il sinon la démonstration de sa parfaite maîtrise de la novlangue orwellienne où tout signifie exactement le contraire de ce que l’on dit: «La liberté c’est l’esclavage, la richesse c’est la pauvreté…», etc. Cessons d’utiliser le terme trahison à propos des dirigeants du parti néolibéral actuellement au pouvoir. Combattons-les comme nous combattons l’autre parti de droite actuellement dans l’opposition.
-Vous avez la réputation d’être un écrivain, un cinéaste, «engagé», comment définiriez-vous la nature de cet engagement?
Gérard Mordillat. Dans la plupart des cas dire d’un écrivain ou d’un cinéaste qu’il est «engagé» c’est une manière de le disqualifier. Un écrivain ou un cinéaste «engagé» est un «écrivain engagé» ou un «cinéaste engagé», c’est-à-dire rien ou pas grand-chose du côté de la littérature ou du cinéma. Quelqu’un que l’on considère avec condescendance ou compassion mais rien d’autre. N’étant l’adhérent d’aucun parti ni d’aucun syndicat je ne me sens personnellement «engagé» que dans ce que j’écris ou que je filme. Je ne me fais pas pour autant des illusions. À partir du moment où je suis considéré comme «engagé», je ne peux pas espérer qu’on lise mes livres ou qu’on voie mes films pour ce qu’ils sont et non pour ce que les commentateurs croient qu’ils sont (se dispensant d’ailleurs de les lire ou de les voir!). Car, bien entendu, je suis «engagé» dans l’acception courante de ce qualificatif. C’est-à-dire que, dépassant mes compétences littéraires ou cinématographiques, je me mêle de politique, d’économie, d’histoire, de luttes sociales, de lutte des classes… Certains diront que je me mêle de ce qui ne me regarde pas et que cela me disqualifie en tant qu’écrivain et en tant que cinéaste. Je crois tout au contraire que, pour moi, la seule façon d’être un écrivain ou un cinéaste, c’est justement d’échapper à la cage dorée du narcissisme créateur pour affronter le réel. Rien de ce qui se passe dans le monde ne saurait me laisser indifférent. «Moi n’amuse pas moi», comme disait Chaval.
-Si j’osais, je vous poserais la célèbre question de Lénine: «Que faire ?»
Gérard Mordillat. Dans le texte de Lénine, la Maladie infantile du communisme (le gauchisme), il y a une page magnifique où Lénine s’interroge: «Dans cette masse d’étincelles qui jaillissent maintenant de partout, dans tous les pays, sous l’influence de la crise politique et économique mondiale, nous ne pouvons pas savoir laquelle pourra allumer l’incendie, dans le sens d’un éveil particulier des masses.» Le roman, comme un torrent, charrie de l’histoire, des histoires, de la mémoire, du savoir. Il invente un lecteur intelligent dans la mesure où s’incarnent à travers lui toutes les questions qui nous travaillent et qui soudain prennent corps. Eh bien, je crois que c’est cela que nous pouvons faire: se servir du roman comme d’un outil, comme d’une arme pour mieux lire, mieux voir, pour discerner à coup sûr dans la masse des étincelles qui jaillissent de tous les conflits celle qui nous embrasera enfin.
(1) Xenia, est publié aux éditions Calmann-Lévy (372 pages, 18,50 euros), comme le Miroir voilé et autres écrits sur l’image.
(2) Galerie Lelong, 13, rue de Téhéran, 75008 Paris, jusqu’au 29 mars. la réalité des «invisibles».
[ENTRETIEN publié dans l'Humanité du 3 janvier 2014.]
Bonheur d'apercevoir notre JED à la télévision l'autre soir, parlant à la Grande Librairie de Mordillat avec des mots si justes.
RépondreSupprimerNous sommes fiers.