Mordillat. Raconter le monde – et déjà vouloir le changer. Il y a quelque chose d’absolument fascinant dans "Xenia" (éditions Calmann-Lévy), le dernier roman de Gérard Mordillat, qui nous embarque dans l’épopée en apparence ordinaire de deux femmes de peu, tellement ordinaires l’une comme l’autre d’ailleurs que nous pourrions y reconnaître des voisines d’immeuble, de nos quartiers, citoyennes de partout mais jamais de nulle part – puisque nous les connaissons. L’histoire n’est surtout pas qu’un prétexte, sauf à négliger (pas dans ces colonnes) ce qui nous porte et nous révolte. L’héroïne s’appelle Xenia, l’étrangère en grec. Magnifique invisible des temps modernes, à laquelle Gérard Mordillat va offrir un destin et un peu plus que cela encore, un rôle social déterminant. Elle a la vingtaine et enchaîne les ménages dans une entreprise de nettoyage, comme le faisaient jadis nos grands-mères dans le silence faussement pudique des familles honteuses. Mais sa condition se dégrade lorsque son compagnon claque la porte. Faute de moyens, elle traîne alors son fils sur ses lieux de travail, jusqu’au jour où elle se fait surprendre, puis renvoyer. Sans la solidarité de quelques-uns, elle sombrerait. Une amie, Blandine, lui vient en aide et lui permet d’être embauchée dans un supermarché, à ses côtés. Doucement la vie repart, dans le b.a.-ba d’un quotidien moins minable qu’imaginé.
Et puis un jour, c’est au tour de Blandine d’être menacée de licenciement: elle a récupéré des fruits consommables dans les poubelles du supermarché. Tout bascule dans le chaos programmé d’une injustice de la classe. Xenia cesse de se montrer distante – à l’égard de Blandine et du monde environnant – et la bagarre collective commence, entre rires et larmes, amours et luttes, espoirs et détresses. Face à l’iniquité, les amis d’abord puis la population de la cité se soulèvent. Xenia joue les détonateurs, avec courage et volonté. Dans ce récit de la précarité et du combat, nous croisons les trajectoires de ceux qui restent debout, pas seulement fiers de ce qu’ils sont – des êtres profondément humains malgré leur condition modeste – mais bel et bien conscients que les violences du monde du travail réclament, plus que jamais, des contre-pouvoirs et des rapports de forces sans concession. Le décor se dévoile: c’est la France d’ici-et-maintenant, dans sa réalité trop souvent tenue à l’écart, dépeinte dans un récit beau et sidérant en tant qu’objet irremplaçable de la vie telle qu’elle est. L’écriture du présent et au présent devient ici un art d’être-en-littérature, une sorte d’examen de conscience collective d’autant plus intime qu’il invite à l’urgence de nos réflexions. Oh ! miracle des écrivains: nous sortons de cette lecture sonnés et heureux. Imaginez le mélange des larmes et de la rage communicative. Avec la conviction d’avoir épousé le roman d’une génération de femmes ; le roman d’une époque ; notre roman, en somme.
Hommage. C’était un homme de l’ombre trop peu connu, un écrivain et un peintre de l’obscure clarté. Denis Belloc s’en est allé, le 31 décembre dernier, à Paris, à l’âge de soixante-quatre ans. Avec les amis, Alain et les autres, nous pensons à lui, à sa famille, à notre Yves Lemoine assailli par la douleur mais pas vaincu par la vie puisque nous sommes là. À plusieurs mains, nous voulions écrire à peu près ceci – et le présent là aussi s’impose. Riche de dix romans incandescents, l’œuvre de Denis Belloc réunit de grands livres qui témoignent de l’expression d’un talent âpre, radical. Ainsi "Néons", roman de la découverte de l’homosexualité salué en son temps par Marguerite Duras dans Libération. Ainsi l’admirable "Suzanne" (le préféré du bloc-noteur), où l’écrivain dresse le parcours de l’existence de sa propre mère. Ou encore "Képas", du verlan «paquet», pour les sachets d’héroïne, évocation crue des dérives de la dope et de la prostitution. Le ton, le style de Belloc hissent cette densité romanesque aux côtés des écrivains qu’il révérait, Jean Genet, les livres de sa proche amie, Grisélidis Réal. Sans désemparer jamais, le romancier peint un univers glauque, sordide. Aucune inspiration chez Belloc, sinon l’assignation de dresser la fresque de la pauvreté, l’indifférence, la méchanceté à l’encontre des classes sociales, des différences singulières, la condition des pauvres. Avec des phrases sèches, percutantes, il campe l’irrémédiable malheur des gens de peu. Traduit aux États-Unis ou en Suède, signalons bien sûr son livre le plus connu, "les Sélectionneurs", publié en 1998, probablement l’unique roman français des triangles roses, déportés, exterminés par les nazis. Denis Belloc y évoque ainsi sa découverte du martyrologe des gays. Contre le silence et l’oubli. Les deux ennemis de l’intelligence.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 janvier 2014.]
JED, tu es le premier journaliste à rendre hommage à Belloc. Comment te remercier de ce très beau texte? Je suis en admiration par ce courage doublé d'une fidélité absolue à la mémoire de ceux qui comptent.
RépondreSupprimerUn grand merci, Jean-Emmanuel. L'Humanité est digne par toi.