La vitesse sous le vent aurait dû lui donner des allures de
feu – elle ne faisait que renforcer sa crispation à l’effort. Son visage plissé
par l’irrépressible expression de la souffrance avait même quelque chose de
violent, comme si, de loin en loin, ses traits se dilataient de l’intérieur à
mesure qu’il atteignait les frontières de l’exploit. Louison Bobet n’était pas
un routinier de la tristesse appliquée à la tension physique, mais la forme
quasi besogneuse par laquelle il touchait à l’excellence avait fini par lui
conférer une sorte d’aura toute surnaturelle.
Nous sommes en juillet 1953. Déjà nous devinons les
fragments de la mythologie usinée par un Breton hors-normes capable des pires
sacrifices – contre lui-même – pour parvenir à ses fins. C’est sa sixième
participation au Tour de France et, cette fois, avec l'absence de Fausto Coppi, il va enfin conjurer le sort qui s’acharne contre lui.
En 1950, avec le maillot
tricolore sur le dos, il avait remporté une étape de prestige à Briançon en
franchissant en tête l’Izoard, s’emparant du Prix du meilleur grimpeur et
montant sur la troisième marche du podium à Paris derrière Ferdi Kübler et Stan
Ockers. En 1951, il n’avait terminé qu’à une modeste vingtième place malgré une
belle victoire entre Montpellier et Avignon. En 1952, il avait déclaré forfait
à cause d’une profonde induration. L’heure d’une revanche a sonné. Il est
d’ailleurs plus que temps, car Louison, fils du boulanger de Saint-Méen, petit
mitron ayant franchi les échelons de la gloire cycliste avec une fulgurante
rapidité, était destiné à ne pas s’en tenir qu’aux épreuves « de second rang », comme il
le disait à tort. Champion de France amateur en 1946, il avait battu les
meilleurs professionnels en 1947 dans les Boucles de la Seine, grande classique
de l’époque organisée par l’Humanité,
Ce Soir et Miroir Sprint. Il avait ensuite enlevé Milan-San Remo en 1951,
flanqué de son fidèle Pierre Barbotin. Ce triomphe de prestige, trente-neuf ans
après Henri Pélissier (1912), avait provoqué un élan d’enthousiasme si puissant,
en France, que le nom de Bobet était devenu aussi familier que ceux de Robic ou
Vietto.
C’est donc auréolé d’une popularité exceptionnelle que Louison
atteint son but le 22 juillet 1953, dans l’étape Gap-Briançon, en lançant une
offensive dans le col de Vars, avant de parachever son récital dans le col
d’Izoard. Confirmant sa suprématie dans le contre-la-montre entre Lyon et
Saint-Etienne, la route était tracée jusqu’à Paris : le Tour, enfin le
Tour ! Le disciple de Fausto Coppi, qui considérait le cyclisme non comme
un métier mais comme une ascèse, voyait son travail récompensé, lui qui menait
une vie quasi monacale, refusant avec une obstination presque religieuse toutes
les tentations de la vie. Les fêtes ? Jamais. Les écarts
alimentaires ? Encore moins. La chasse aux jupons ? Surtout pas. En
ce temps-là, les histoires fabulées ne finissaient pas encore en récits de
comptoir pour apologues de seconds rôles. Raphaël Geminiani, qui fut son compagnon
de route préféré et l’un des plus grands conteurs depuis l’après-Guerre,
racontait cette anecdote : « Le
Tour était fini, nous courions des critériums, et, mon dieu, on avait envie de
faire quelques extras. Mais pas moyen d’entraîner Louison. Un jour, pourtant,
il nous dit : ‘’Les gars, comptez sur moi ce soir, je suis des vôtres, on
fait une petite fiesta.’’ L’heure arrive, nous commandons : ‘’Champagne
pour tout de monde, pas vrai zonzon ?’’ Et Louison, comme un écolier pris
en faute, me répond : ‘’Non, Raph, pour moi ce sera une bière, mais une
bonne bière.’’ »
Les années suivantes, en 1954 et 1955, le Breton récidivera
et devint le premier coureur de l’histoire à remporter le Tour trois années de
suite. D’autant qu’il avait depuis étoffé son palmarès d’un maillot de champion
du monde, d’un Tour des Flandres ou du Dauphiné Libéré. Pourtant Bobet
n’enveloppait pas sa machine, ne pédalait pas de la pointe et n’effaçait pas la
douleur en signe de politesse. Dépourvu de la classe des seigneurs, il n’était
qu’un homme rendu à son imperfection en tant que preuve de la difficulté
cycliste. Sur les traits de son front, de ses yeux, se lisait une détermination
implacable ; rien n’était donné, rien n’était facile. Celui que ses
détracteurs appelaient à ses débuts « Bobette », avait trouvé les
clefs de sa propre aliénation pour repousser les limites du supplice, montrant
parfois le regard presque effrayant et mortifère de celui qui ne lâche rien. Nos
grands-parents, qui n’oubliaient pas qu’il était un gaulliste de la Résistance,
prenaient chair par son intermédiaire et ses exploits, arrachés à la tâche, qui
rappelaient à tous la condition d’ouvriers des Forçats de la route.
Venu au vélo après terme, il quitta le vélo avant terme, en
1961, après un terrible accident de la route présenté à la « une » de
tous les journaux. Il s’en sortait vivant, mais avec une fracture ouverte de la
jambe droite, tandis que son frère Jean, qui conduisait, était sérieusement
blessé. En 1983, quelques années avant Jacques Anquetil, Louison quitta le
monde lui aussi avant terme, dans sa cinquante-huitième année, des suites d’une
longue maladie. Il était resté pour tous l’homme au visage plissé par
l’expression de la souffrance. Une expression devenue valeur humaine.
Témoignage: « Bobet? Pas un homme
de droite, un gaulliste »
L’ancien journaliste de l’Humanité,
Emile Besson, qui participait justement à son premier Tour en 1953, se souvient
d’un homme qui l’intimidait – non par sa classe ou son palmarès, mais par son
passé. Mimile, grand résistant, sait mieux que quiconque que son frère d’arme,
né comme lui en 1925, avait transporté des messages pendant la guerre avant
d’intégrer l'armée après le débarquement allié de 1944. Besson témoigne :
«Un gaulliste, Bobet – je veux dire ‘’Monsieur Robert’’. Ce n’était pas
un homme de droite, c’était un gaulliste. Il l’avait prouvé pendant la guerre
en faisant de la Résistance active. Vous connaissez d’autres coureurs qui ont
fait de la Résistance ? Sous l’Occupation, les coureurs ont presque tous
fait du marché noir ! Ils sprintaient comme des chiffonniers pour des
oeufs, du jambon et du saucisson, qu’ils se dépêchaient de revendre.»
Admirable article...
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