La société a bel et bien manqué la divinisation du corps, même si elle donne l’apparence du contraire. (*)
«Répondez par oui ou par non, demande Oprah Winfrey. Avez-vous pris des substances pour améliorer vos performances? EPO (érythropoïétine)? Transfusion sanguine? D’autres substances telles que la cortisone et la testostérone? Avez-vous pris ces substances lors des sept Tours de France?» À toutes ces questions, Lance Armstrong a répondu oui. C’était sa première interview depuis qu’il a été officiellement déchu de ses sept victoires sur le Tour de France (1999-2005) et radié à vie après que l’Agence américaine antidopage (Usada) l’eut accusé d’avoir activement participé au «programme de dopage le plus sophistiqué jamais vu dans l’histoire du sport» au sein de l’équipe US Postal. Réagissant aux aveux, le président de l’Agence américaine antidopage, Travis Tygart, a simplement estimé que l’ex-champion avait fait «un petit pas dans la bonne direction», en ayant «finalement reconnu que sa carrière était bâtie sur un puissant mélange de dopage et de tromperie». Chacun attend qu’il témoigne désormais sous serment de l’ampleur complète de ses activités de dopage.
«Le sport est à première vue le seul aspect du culte contemporain du corps qui soit réellement à la hauteur des attentes de Nietzsche», écrit Yannis Constantinidès dans son dernier ouvrage, le Nouveau Culte du corps. Dans les pas de Nietzsche (François Bourin Éditeur, 2013). Au final, le constat est amer, et Constantinidès montre bien comment la perversion de l’idéal nietzschéen – la réappropriation réelle de notre corps – a opéré. La société a bel et bien manqué la divinisation du corps, même si elle donne l’apparence du contraire. Car, effectivement, si nous avons abandonné le rêve de l’immortalité de l’âme, nous n’avons pas faibli devant celui de l’éternisation d’un corps réparé, médicalisé, diaphanisé, à la juvénilité magnifique.
Pour Nietzsche, sans doute avons-nous manqué aussi ce que signifient les valeurs sportives chez les Grecs. Dans une préface jamais publiée de son vivant, offerte à Cosima Wagner, traduite en français sous le nom de «La joute chez Homère», le philosophe rappelle la notion d’agôn (lutte, compétition), bien loin du moralisme actuel. Dès l’enfance, poursuit-il, «chaque Grec formait le vœu ardent d’être, dans la lutte entre cités, l’instrument de la réussite de sa ville : son égoïsme trouvait là à s’enflammer ; et par là, il était réfréné et restreint». Citant ce passage, Constantinidès ne nous dit rien de la posture nietzschéenne quant à la question du dopage. On la devine bien sûr. Zarathoustra aurait-il pu se doper ? Sans doute pas. Constantinidès parle de nihilisme actif et de titanisme puéril pour désigner cette quête insatiable de performance. En fait, ce n’est pas un culte au corps qui est voué, mais un culte au record. En somme, tout sauf le corps réel. Tout sauf l’adage zoroastrien – «Je suis corps tout entier et rien d’autre.»
Le corps est idolâtré, mais à la seule condition d’être désincarné. «On peut se demander, souligne Constantinidès, si le vieil idéalisme moral ne perdure pas dans cette mise à distance symbolique de son propre corps, qui n’est valorisé que dans la mesure où il est délesté de son poids et de ses défauts supposés.» D’où une passion folle pour le corps artificiel sans indulgence, aucune pour le corps biologique. Au final, le christianisme n’est pas mort: il perdure dans le corps glorieux devenu profane. Qui sait si la confession de Lance Armstrong donnera enfin tort au dogme paulinien de la résurrection de la chair?
(*) La chronique de Cynthia Fleury est à lire tous les mercredis dans l'Humanité.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 janvier 2013.]
Je me suis toujours méfié des contes de fées et des personnes qui acculent les titres facilement
RépondreSupprimersuivez mon regard
Très bonne idée, les articles invités. Merci JED. Encore !!!
RépondreSupprimerPM