Roux. Qui n’est jamais monté sur un ring ne peut comprendre la noblesse de l’esquive – pour mieux toucher au but. Qui n’a jamais enduré les coups pleine face ne peut analyser la souffrance de l’uppercut – et la détresse du KO. Qui n’a jamais aimé la boxe, au point de s’en remettre pieds et poings à ses règles, ne peut ressentir la tragique émotion de la violence du geste rehaussée par la tendresse du doute – façon tragédie originelle… L’écrivain Frédéric Roux possède en lui la beauté de ce sport. Et pour cause. Il a été boxeur dans sa jeunesse. Il en garde quelques stigmates, un nez cassé, un regard droit et un caractère trempé dans la sueur et le sang. Mais il préserve aussi en lui d’innombrables souvenirs moins mâles qu’il n’y paraît. Son premier roman, "Lève ton gauche!" (Ramsay, 1984), racontait cette expérience du noble art dans un récit de vie fragmentée si réel qu’on tremblait à chaque page de peur d’y croiser une voix sans issue. Trente ans après son premier exploit littéraire, et après une quinzaine de livres, Frédéric Roux renfile les gants en repoussant les frontières du roman, territoire pourtant déjà vaste. Avec "Alias Ali" (Fayard), l’auteur nous embarque dans un monde unique en son genre. Celui de Muhammad Ali, le plus grand boxeur – et sportif – de tous les temps.
Cut up. À quoi ressemble la lecture de ce livre aussi surprenant et électrisant qu’un crochet à la tempe? À un tour de force fabuleux. Quel est son principe narratif? Raconter la vie d’Ali à travers des paroles rapportées, par la technique du cut up. Ainsi, sous nos yeux éberlués, plusieurs générations d’Américains prennent la parole: parents, proches, voisins, managers, adversaires, journalistes, agents, biographes, politiques, écrivains, etc. Autant de points de vue multipliés à l’infini qui dressent un portrait en creux et en relief d’un boxeur pas comme les autres et donnent à lire l’homme (disons plutôt le citoyen) en son ampleur. Ni un roman, ni une biographie, ni un récit, ni un verbatim, ni un exercice de style: tout à la fois. Et un petit rien de bien supérieur à tout cela, croyez-nous…
Exploit. Jusqu’à cette lecture impossible à stopper, instruit du sujet et attentif à tout ce qui l’entoure depuis deux décennies au moins, le bloc-noteur se plaisait souvent à rappeler que tout avait été dit et écrit sur le mythique Muhammad Ali. Comment faire mieux que Norman Mailer («Quand Ali apparaît, les femmes respiraient plus fort et les hommes se sentaient soudain déprimés»)? Mieux que Joyce Carol Oates? Mieux que Nick Tosches? Et comment venir après When We Were Kings (1996), exceptionnel documentaire racontant le «combat du siècle», à Kinshasa, en 1974? Frédéric Roux était évidemment taillé pour transformer ce handicap de départ en qualité absolue sur la ligne d’arrivée. L’auteur ne vise pas l’exploit : il l’accomplit.
Mieux, il révèle derrière Ali une Amérique kaléidoscope et contradictoire, celle des années 60, 70 et 80, dont les multiples facettes vous hanteront longtemps. Tout y passe. Les relations de la star avec Malcom X et Elijah Muhammad, le leader de la Nation of Islam. Sa conversion à l’islam et son changement de nom. La période, édifiante, où il refuse d’aller combattre au Vietnam. Son style de danseur sur la pointe des pieds, au mépris des règles en usage alors, les bras le long du corps, touchant ici, touchant là, évitant, criant, hurlant, se jouant de l’autre comme de lui-même... Lisons par exemple ce que George Foreman dit de son plus célèbre adversaire: «À l’époque, il était trop intelligent pour moi. Après le combat, j’ai trouvé un tas d’excuses : les cordes étaient détendues, l’arbitre a compté trop vite, ma blessure a perturbé mon entraînement, j’étais drogué… J’avais jamais perdu de ma vie, je savais pas ce que c’était, alors je savais pas quoi faire avec ça. Dans ma tête, j’ai refait le combat cent mille fois et puis j’ai réalisé que j’avais perdu contre un grand champion. Aujourd’hui, je suis juste fier de faire un tout petit peu partie de sa légende. Je l’aime beaucoup pour ça. Vraiment.» Et il ajoute: «Je crois pas que la conversion de Muhammad ait été une expérience religieuse, jusqu’au jour de ma mort, je croirai que c’était une prise de conscience sociale… c’était quelque chose dont il avait besoin à ce moment-là, quelque chose dont tout le pays avait besoin.» Magistral.
Continent. Muhammad Ali prétend avoir «pris un nom qui a changé le monde». Les États-Uniens le savent: au-delà du destin et de la maladie, Ali reste un continent à lui tout seul. En boxant comme son maître, Frédéric Roux a accosté sur ce continent. Heureux homme. Son Alias Ali est bien plus qu’un document, bien plus qu’un simple roman. Pas vraiment un chef-d’œuvre classique. Encore que.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 février 2013.]
Frédéric Roux avocat et biographe de Cassius Clay (son vrai nom d'État-civil jamais cité dans l'article)avant que celui-ci ne s’égare dans une cause douteuse.
RépondreSupprimerBarry Roux avocat d'Oscar Pistorius champion olympique avant que ce denier ne perde , vraisemblablement, la tête dans un coup de folie.
Il est bien difficile pour certains champions de retomber sur Terre après avoir été encensés, idolâtrés, statufiés de leur vivant.