«Debout entre l’arme et l’outil, prêt au travail et à la lutte, le peuple attend.» De la veille à l’insomnie, de la nuit sauvegardée au sommeil impossible, Jules Vallès conserva la même brûlure de la conscience, le même appétit de tenir ouvert le registre du combat. Ses ennemis, nombreux par-delà le XIXe siècle, l’ont dit «forban», «saltimbanque», «graine d’assassin» et même «immonde parmi les immondes», selon Léon Bloy… De son vivant et bien après, le Jules Vallès aux mains noircies de poudre et d’encre a tout connu, lui l’héritier de ceux qui inventèrent le journalisme moderne au nom d’une vieille règle immanente qui dicte sa loi : lorsque le peuple se dresse et aspire à l’émancipation, l’exultation collective passe par une profusion de journaux…
Pourtant, «l’œuvre» journalistique de ce communard en blouse rouge resta longtemps dans les limbes de l’histoire alors que ses écrits romanesques, admirés pour la trilogie (l’Enfant, le Bachelier et l’Insurgé), furent encensés. Le grand historien Henri Guillemin déclama ainsi sa passion: «Quand on pense au temps qu’il a fallu pour que la critique officielle reconnaisse que Vallès appartient à la plus haute lignée. Sans la moindre hésitation, je le place dans le peloton de tête des écrivains français, ceux qui savouraient les syllabes, dégustateurs de sonorités, créateurs de ces rythmes suprêmes» (1). L’écrivain et le journaliste ? Une seule et même personne.
Né en 1832 au Puy-en-Velay, «monté» à Paris pour y achever sa scolarité, tour à tour étudiant, pion, puis répétiteur avant d’embrasser l’art de la plume, ce fils d’enseignant à l’enfance maltraitée aura été dès son plus jeune âge en révolte contre tous, contre tout. Républicain, il complota contre l’Empire et publia ses premiers textes un peu partout, avant de fonder, en 1867, le journal la Rue, très vite interdit. Emprisonné pour ses articles, il récidiva. Et quelle récidive. Au lendemain de la défaite de Sedan, il appela immédiatement à la Commune et à l’avènement d’une République démocratique et sociale. Il s’en fit l’un des hérauts avec le Cri du peuple, tout en participant au gouvernement communaliste et aux ultimes combats contre les versaillais. Être aux prises avec le réel façonna chez Jules Vallès une écriture de l’engagement radical, sans concession, se transformant si nécessaire en rhétoricien. Ou en pamphlétaire impitoyable: «M. Thiers, vautour à tête de perroquet, taupe à lunettes, polichinelle tricolore.» Ou romancier à la Hugo: «Il a baissé sa culotte jusqu’à des mâchures blanches qui sont la trace d’un obus et qui ont l’air des cicatrices d’un accouchement.» Comment oublier la prose, volontiers lyrique quand elle épousait avec bonheur les moments émeutiers. Et comment ne pas se répéter comme un talisman l’invocation au gamin de Paris, datant du 26 mars 1871, que Vallès a reprise dans l’Insurgé: «Fils des désespérés, tu seras un homme libre.»
Les fureurs de Jules Vallès, chroniqueur de l’immédiat (2), furent donc intiment liées au Cri du peuple, journal mythique de l’historiographie républicaine, dont il fut le directeur jusqu’au 19 avril 1871. Ce titre, qui, semble-t-il, était tout à fait original, parut entre le 22 février et le 23 mai 1871. Né dans la phase d’euphorie de la presse qui marqua les premiers pas de la République, supprimé le 11 mars par le général Ducrot, il reparut le 21 mars, après le déclenchement de l’insurrection, auquel Vallès ne participa pas. Celui-ci ne fut d’ailleurs pas seul aux commandes. Des journalistes de tendances différentes assurèrent les articles de fond : citons Eugène Vermersch, Jean-Baptiste Clément et surtout «l’idéologue» Pierre Denis, inspiré du fédéralisme proudhonien (3). La ligne politique de Vallès, elle, visa un maintien et une extension des libertés démocratiques, selon sa formule de 1867, «la liberté sans rivages», sans pour autant attiser la haine (4).
Concilier le journalisme indépendant en même temps qu’une tâche gouvernementale (comme Jean-Baptiste Clément) n’allait pas naturellement de soi pour Jules Vallès. Membre de l’Assemblée communale, c’est aussi à ce titre qu’il fut poursuivi par les affidés de Thiers. Car Vallès était un communard comme les autres, de la première à la dernière heure, et il courut les mêmes risques que ses camarades massacrés. Le 4 juillet 1871, le sixième conseil de guerre le condamna à mort par contumace pour «pillage, complicité d’assassinat sur les otages, complicité d’incendie» et pour avoir été «membre de la Commune». Le dernier jour de la Semaine sanglante, il commanda la barricade de la rue de Belleville, l’ultime point de résistance militaire, dans l’après-midi du 28 mai. À trente-neuf ans, une autre vie commença, celle d’un proscrit. «Je vais probablement mourir», écrivit-il à sa mère. Comme nous devinons ce qu’il éprouva alors, échappé du carnage et finalement réfugié à Londres, «de quoi vous laisser les bras rompus et non seulement le cœur lourd, mais qui crève de chagrin et de désillusion, voilà devant moi les années béantes».
Devenu au fil des années une conscience socialiste, il relança, en 1883, le Cri du peuple, avant de s’éteindre en 1885, emporté par une crise de diabète, à l’âge de cinquante-trois ans. Cent mille personnes accompagnèrent son corps au Père-Lachaise, tandis que, cent vingt-cinq ans plus tard, nous tremblons encore d’émotion en relisant les mots de son amie, la militante féministe Séverine, racontant les ultimes moments de vie de Vallès, pesant trente-sept kilos. Elle, qui le porta de son lit au fauteuil. Elle, qui avait «épelé sous sa dictée l’alphabet de la Révolution». Elle, qui contemplait «sa face de vieux christ, dont la peau plaquée effroyablement avait des transparences de cire». Malraux ne disait-il pas que «le christ est un anarchiste qui a réussi»?
(1) Le Monde, 23 mars 1990.
(2) Lire le tome II de ses œuvres dans la Pléiade (éditions Gallimard, 1990).
(3) Lire le Cri du peuple, 22 février 1871-23 mai 1871, de Maxime Jourdan (éditions L’Harmattan, 2005).
(4) Lire absolument le brillant essai d’Henri Guillemin sur Jules Vallès, intitulé Du courtisan à l’insurgé (éditions Arléa, 1990).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 septembre 2012.]
La fin de cet article est à la hauteur de l'ensemble: magnifique.
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