Depuis Besançon (Doubs).
«La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime.» Les mots de Victor Hugo, né ici, claquent au vent. Depuis les sommets de la citadelle Vauban, l’histoire se rappelle soudain à sa substance, à rebours des lieux communs qui tiennent lieu de dossards. Le chronicoeur, qui cherche à changer d’altitude, a donc décidé de son propre chef de gravir la ville pour voir Besançon de tout là-haut, avec, dans sa musette, les Actes et paroles du grand poète. La caravane du Tour paraît si petite à mesure qu’on s’en éloigne, si grande quand on y pense toujours…
Dans la patrie de l’horlogerie, Bradley Wiggins (Sky), lui, voulait remonter sa mécanique pour démonter le temps. Car il y pensait depuis longtemps, à ce contre-la-montre entre Arc-et-Senans et Besançon, 41,5 kilomètres. Sous l’onctuosité de son corps longiligne, avec sa façon virtuose d’effleurer la grâce, l’Anglais a traversé l’effort solitaire comme nous nous y attendions : en dominateur impassible et régulier. Mais il n’était pas seul maître es chrono. L’autre longiligne – mais explosif – coureur de l’équipe Sky, Christopher Froome, a lui aussi confirmé l’ampleur de son talent en s’octroyant la deuxième place, à 35’’ de son aîné. Deux Anglais font main basse sur le Tour. Et derrière, un semblant de déluge. Cadel Evans lâche 1’43’’, Vincenzo Nibali, Denis Menchov et Andreas Klöden plus de 2’… «Maintenant, pour déloger Wiggins, il en faudra beaucoup, car dans la tête c’est du solide», soupirait Sylvain Chavanel, étonnant 5e de l’étape à 1’24’’.
Alors? Comment Bradley Wiggins en est-il arrivé là? L’énigme trouve paraît-il son origine dans sa seule et unique obsession: devenir le premier Britannique à gagner le Tour. Pour y arriver, il aurait «sacrifié ses moindres désirs» pour tendre vers «une excellence sportive absolue». Ne plaisantons pas. D’ordinaire, ces formules se composent de mots creux vaguement rabâchés sous la dictée. Avec Bradley, quand il nous assène: «j’ai travaillé comme un forcené», le timbre de la voix crie «sacrifice». A commencer par le premier d’entre eux. Lorsque vous lui demandez comment un rouleur exceptionnel (1) a-t-il pu se transformer en routier complet et grimpeur, il répond invariablement : «Perdre dix kilos.» Là, sous l’accent chaloupé, le poids des mots exprime la sécheresse des plaisirs. Pas joyeux.
Derrière cette silhouette de cristal d’1,90 mètre pour 68 kilos, frêle et cadavérique (ce qui, au temps des Illustres, lui aurait valu un placement d’office en préventorium), nous sentons les privations comme l’acceptation d’un déplaisir quasi médical. Le travail de stakhanoviste poussé ainsi jusqu’au corps excavé ne lasse pas d’impressionner – ou d’effrayer. Pour enfiler le costume de favori de la Grande Boucle, au détour de trois victoires fondatrices, Paris-Nice, Tour de Romandie et Dauphiné, et pour avancer telle une armure une condition physique aussi insolente, Bradley Wiggins s’est donc soumis à une tâche de damné, s’exilant sur les pentes du volcan Teide, à Tenerife, où il a bouffé du bitume de lave centimètre par centimètre. Pour le contraindre à une rigueur totale, le team Sky, depuis deux ans, a donné carte blanche à celui que les équipiers de Wiggins appellent «le négrier». Tim Kerrison a tous les attributs d’un entraîneur façon bourreau. Avec lui, le cycliste qui n’en est pas moins homme doit se transformer en animal de labo, petite souris tournant dans sa roue perforé d’électrodes pour vérifier son taux de réussite. «Son implication est fantastique», dit Kerrison de Wiggins. «Des athlètes avec lesquels j’ai travaillé, il est l’un des plus ‘’domptables’’.»
Dompté, le poil lustré, doux comme un agneau, Wiggins métamorphosa physique et psychologie. Et Tim Kerrison commença à réaliser l’impossible, «faire de Brad le meilleur rouleur des grimpeurs et le meilleur grimpeur des rouleurs». Bradley revendique d’ailleurs sa servilité: «La romance, ça va un temps. Ils ont des réunions puis me dictent ce que je dois faire… J’aime qu’ils aient cette responsabilité pour moi.» D’après William Fotheringham, journaliste et écrivain anglais, la force de l’ancien pistard est d’avoir «remisé son affect dans sa valise depuis ses derniers échecs sur le Tour, au point de se laver le cerveau!». Fort de sa quatrième place en 2009, Bradley avait en effet imaginé meilleur destin qu’une poussive 24e place en 2010 et un abandon en 2011, clavicule fracassée. Fotheringham est formel: «Wiggins croit qu’il peut gagner, il croit même qu’il ne peut pas perdre.» Personne sans doute n’a su mieux que lui tirer jusqu’au bout les leçons et assumer les conversions les plus étonnantes. Jeune, Bradley se rêvait «en jaune sur le Tour». Il n’est pas indifférent au chronicoeur que celui qui révolutionne sa propre pensée, avec sa terrible douceur d’horloger du Tour, provienne de cette envie-là. Au moins n’est-elle pas seulement la «longue perte de tout ce qu’on aime»...
(1) Trois fois champion olympique et cinq fois champion du monde de la poursuite individuelle.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 juillet 2012.]
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